lundi 26 décembre 2016

En trompe l’œil (19)


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-Mince, ce n'est pas possible, refaites les tests ! ! ! 
-Les troisièmes viennent de nous arriver et les résultats sont toujours les mêmes ! Invariablement. Il faudrait les prévenir, non ?
-Surtout pas, malheureux ! Si cela venait à s'ébruiter, nous provoquerions une panique sans précédent ! Montrez-moi vos notes ! 
Sans attendre la réaction de son confrère, le professeur Sikou Yabuki lui arracha les feuillets des mains : 
-Il y a forcément une erreur ! Ce n'est pas possible ! Voyons voir... Qualités organoleptiques OK, PH neutre, chlorures et sulfates en quantité minimes, absence de substances indésirables ou toxiques, absence d'organismes pathogènes... C'est incroyable ! Nous serions vraiment en présence d'une eau potable, ici, au Japon ??? Cela pourrait être dangereux, vous croyez ?
-C'est difficile à dire... De mémoire, cela ne s'est jamais produit. Le nombre de nos centenaires a crû avec la pollution de nos nappes phréatiques. Alors, est-ce qu'une eau non viciée pourrait entraîner une tendance inverse ? Scientifiquement, la question se doit d'être posée.
Yabuki semblait perdu. Il regardait sur son moniteur les quatre hommes qui barbotaient dans l'eau, inconscients du danger qui planait au dessus de leurs têtes telle une épée de Damoclès. Une eau potable. Au Japon ! Avait-on déjà connu ça de mémoire d'homme ? Et comment faire face ?
-Vous feriez quoi, vous ? demanda t-il finalement à son assistant.
-Je pense que j'étoufferais le poussin dans l’œuf avant qu'il n'éclose. Nous sommes les seuls à être au courant et ce serait quand même bien le diable que ce ne soit pas un cas isolé. Interdisons toute baignade en prétextant des travaux d'aménagement, effectuons un drainage massif et passons à autre chose. Évitons particulièrement de communiquer, surtout au niveau de nos instances dirigeantes. Je n'ai guère envie que des têtes roulent, notamment les nôtres.
-Et si les baigneurs tombent malade ? S'ils chopent des maladies au contact de cette eau parfaite ? Ah, mais quelle saleté ! 
-Nous fausserons alors les dossiers médicaux. Abus de sushis, coma éthylique au saké ou au shochu, delirium tremens suite à une surdose de Chôdenshi Baioman ou de Sailor Moon... Ce ne sont pas les motifs officieux qui manquent ! 
-Entendu, vous avez carte blanche pour balayer tout ça d'un revers de la main et pour supprimer toutes les traces de cette étude. Vivre dans un environnement non pollué, non mais, quelle idée ! Qui ne pourrait germer que dans un cerveau malade ! Heureusement que nous avons fait preuve de vigilance ! Modestement, nous avons été héroïques sur ce coup-là ! Que deviendrait le monde sans la Science et ses fidèles serviteurs, je vous le demande ! 
Yabuki regarda une dernière fois les insouciants baigneurs, les malheureux pensa t-il, puis éteignit le moniteur. Le sentiment du devoir accompli, il sortit du laboratoire un sourire aux lèvres.
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lundi 19 décembre 2016

En trompe l’œil (18)


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Alors quoi l'homme ? Tu vas faire comme les autres ? Rester à distance respectable ? Tu vas me fixer entre fascination, pitié et crainte sans même oser t'approcher ? Tu vas me laisser à ma pesante solitude ? Tu sais, je n'ai pas toujours été comme cela, vieux et seul. Il n'y a pas encore si longtemps, je galopais à travers vents et herbes hautes. J'avais un maître dont je crois pouvoir dire que j'étais sa fierté. Je n'étais pas parqué entre trois murs sales, humides et froids, à baigner dans mon purin en attendant une hypothétique botte de foin moisi. J'avais mon chez-moi, une belle stalle entretenue, propre et spacieuse, du fourrage de première qualité l'hiver et de beaux champs à l'herbe fraîche le reste du temps. J'étais brossé toutes les semaines et je trottais en toutes occasions, histoire d'entretenir cette musculature de rêve qui ne laissait aucune jument indifférente.

Las, tandis que, l'âge aidant, je perdais peu à peu de ma superbe, mon maître s'en est allé. Comme nous prenions soin l'un de l'autre, deux âmes solitaires qui s'étaient trouvées, apprivoisées puis aimées, nous savions que le départ de l'un entraînerait la désespérance de l'autre. Mais je ne m'étais pas attendu, les yeux encore plein de larmes, à me retrouver expulsé sans ménagement aussi rapidement. Me voilà désormais prisonnier de cet endroit sombre et glacial, seulement baigné, en de rares occasions, par de timides rayons de soleil, uniques réminiscences d'un passé ensoleillé et radieux.

Je ne sais pas ce qu'il va advenir de moi. Sans doute vais-je mourir puisque, je le vois bien, tu ne t'approcheras pas davantage. Tu ne m'emmèneras pas avec toi, pas plus que tu ne me délesteras de cette bride avilissante. Tu ne seras pas le sauveur que j'espère jour après jour. Tu ne le seras pas, non, pas plus d'ailleurs que ceux qui t'ont précédé ou qui suivront. 

Si au moins tu pouvais arrêter de me jeter ce regard vide...

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