Six mois plus tôt, Tom avait
demandé son transfert. Ils étaient de plus en plus nombreux mais ce n’était pas
sans risque. Malgré tout, rares étaient ceux qui reculaient une fois la
décision prise. Et une fois transférés, la messe était dite. Plus moyen de
retourner en arrière.
Nous étions en 2250 et la
Terre n’en finissait plus de sombrer. Insécurité, chômage, surpopulation. Ressources
à la limite de l’épuisement. Gouffre béant entre une écrasante majorité de
personnes vivant dans une extrême pauvreté et une élite de privilégiés dont les
zones d’habitat étaient protégées telles des forteresses.
La technologie n’en finissait
plus d’accomplir des avancées prodigieuses à défaut de trouver des solutions
adaptées aux problèmes, alimentaires notamment. Mais une invention avait fait
grand bruit deux années auparavant : la possibilité d’être transféré dans
les rêves d’autres individus. On vous enfermait dans un caisson hermétique et
on vous inoculait tel un sérum dans l’imaginaire d’une personne existante. Mais
le marché n’était pas sans risque. Aucun espoir de retour. Et surtout, il
fallait vraiment espérer faire bonne pioche car si l’imaginaire en question
avait trop de noirceur en lui, vos jours étaient comptés. C’est ce qui venait
précisément d’arriver à Dorothy dont les trop fréquentes idées noires de son
hôte avaient fini par provoquer la perte. C’était tout le paradoxe : de
plus en plus de personnes acceptaient le transfert pour fuir une planète rendue
pratiquement inhabitable, percluse d’inégalités et de noirceur et tenter de
trouver une échappatoire meilleure mais dans le même temps, la probabilité de
tomber sur des hôtes aux rêves colorés avait fortement chuté du fait du
pessimisme ambiant.
Tom avait accepté les risques
d’une telle roulette russe, préférant connaître quelques moments colorés et
joyeux, aussi éphémères et illusoires fussent-ils. Il se savait en sursis
quelque part, complètement tributaire des aléas mentaux de son hôte mais il
aurait tout donné pour connaître un monde aussi verdoyant et lumineux. Il était
pleinement conscient de sa chance. Probablement habitait-il les rêves d’un
membre de l’élite. Dorothy avait souhaité vivre la même expérience mais il
était très vite apparu qu’elle occupait les rêves d’un être tourmenté. Les
transferts étant aléatoires, il n’y avait bien évidemment aucun moyen de savoir
à l’avance dans l’esprit de quel être un volontaire serait implanté. Seul le
sexe de l’hôte leur était signifié avant le transfert. Dorothy avait échu dans l’esprit
d’un homme, Tom dans celui d’une femme.
Tout ce petit monde se
retrouvait dans cet univers gigantesque, entre couleurs vives et profonde
grisaille. Chacun pouvait s’y balader à sa guise mais une personne au teint
blafard savait que, à moins d’un miracle, ses jours étaient comptés. Dorothy avait
pu voir la beauté des couleurs chaudes générées par l’hôte de Tom, le gris de
sa peau semblant parfois donner l’impression d’irradier au contact de son éphémère
compagnon. Mais sa propre apparence lui rappelait sans cesse combien son
équilibre était fragile et son existence presque vaine désormais. Mais jusqu’au
bout elle avait espéré. Que les rêves prendraient enfin le pas sur les
cauchemars et les tourments. Que son espace s’illumine enfin en même temps que
le teint de sa peau. Hélas, le miracle n’avait pas eu lieu.
Tom donnait toujours l’impression
de serrer Dorothy contre lui. Il était triste mais pleinement conscient du prix
à payer. Les personnes qui prenaient le risque de faire un bout de chemin
ensemble devaient s’attendre à tout moment à se retrouver seules. Tom avait
aimé Dorothy. Autant que ce monde aléatoire le lui avait permis. Ils avaient
même eu un enfant ensemble, ce n’était pas rien. Cela, il ne se l’expliquait
pas. Dans un univers où rien n’était vraiment réel, la vie semblait pourtant
avoir repris ses droits et ceci était déjà en soi miraculeux. Bien-sûr, Dorothy
n’avait pas pu mener sa grossesse à terme. Mais ce petit être avait existé. Il
avait bougé dans le ventre de sa maman. Le simple fait d’en prendre conscience
lui réchauffait le cœur.
Tom se releva enfin. Il
souriait. Jamais il n’oublierait Dorothy. Mais il devait avancer. Profiter de
la beauté des rêves de son hôte. S’imprégner des couleurs vives. Faire le plein
de chaleur. Oui, juste profiter. Vivre.
Tant que les ténèbres le
laissent tranquille…
A suivre...
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