jeudi 13 mars 2014

Équilibre instable (2)



Six mois plus tôt, Tom avait demandé son transfert. Ils étaient de plus en plus nombreux mais ce n’était pas sans risque. Malgré tout, rares étaient ceux qui reculaient une fois la décision prise. Et une fois transférés, la messe était dite. Plus moyen de retourner en arrière.

Nous étions en 2250 et la Terre n’en finissait plus de sombrer. Insécurité, chômage, surpopulation. Ressources à la limite de l’épuisement. Gouffre béant entre une écrasante majorité de personnes vivant dans une extrême pauvreté et une élite de privilégiés dont les zones d’habitat étaient protégées telles des forteresses.

La technologie n’en finissait plus d’accomplir des avancées prodigieuses à défaut de trouver des solutions adaptées aux problèmes, alimentaires notamment. Mais une invention avait fait grand bruit deux années auparavant : la possibilité d’être transféré dans les rêves d’autres individus. On vous enfermait dans un caisson hermétique et on vous inoculait tel un sérum dans l’imaginaire d’une personne existante. Mais le marché n’était pas sans risque. Aucun espoir de retour. Et surtout, il fallait vraiment espérer faire bonne pioche car si l’imaginaire en question avait trop de noirceur en lui, vos jours étaient comptés. C’est ce qui venait précisément d’arriver à Dorothy dont les trop fréquentes idées noires de son hôte avaient fini par provoquer la perte. C’était tout le paradoxe : de plus en plus de personnes acceptaient le transfert pour fuir une planète rendue pratiquement inhabitable, percluse d’inégalités et de noirceur et tenter de trouver une échappatoire meilleure mais dans le même temps, la probabilité de tomber sur des hôtes aux rêves colorés avait fortement chuté du fait du pessimisme ambiant.

Tom avait accepté les risques d’une telle roulette russe, préférant connaître quelques moments colorés et joyeux, aussi éphémères et illusoires fussent-ils. Il se savait en sursis quelque part, complètement tributaire des aléas mentaux de son hôte mais il aurait tout donné pour connaître un monde aussi verdoyant et lumineux. Il était pleinement conscient de sa chance. Probablement habitait-il les rêves d’un membre de l’élite. Dorothy avait souhaité vivre la même expérience mais il était très vite apparu qu’elle occupait les rêves d’un être tourmenté. Les transferts étant aléatoires, il n’y avait bien évidemment aucun moyen de savoir à l’avance dans l’esprit de quel être un volontaire serait implanté. Seul le sexe de l’hôte leur était signifié avant le transfert. Dorothy avait échu dans l’esprit d’un homme, Tom dans celui d’une femme.

Tout ce petit monde se retrouvait dans cet univers gigantesque, entre couleurs vives et profonde grisaille. Chacun pouvait s’y balader à sa guise mais une personne au teint blafard savait que, à moins d’un miracle, ses jours étaient comptés. Dorothy avait pu voir la beauté des couleurs chaudes générées par l’hôte de Tom, le gris de sa peau semblant parfois donner l’impression d’irradier au contact de son éphémère compagnon. Mais sa propre apparence lui rappelait sans cesse combien son équilibre était fragile et son existence presque vaine désormais. Mais jusqu’au bout elle avait espéré. Que les rêves prendraient enfin le pas sur les cauchemars et les tourments. Que son espace s’illumine enfin en même temps que le teint de sa peau. Hélas, le miracle n’avait pas eu lieu.

Tom donnait toujours l’impression de serrer Dorothy contre lui. Il était triste mais pleinement conscient du prix à payer. Les personnes qui prenaient le risque de faire un bout de chemin ensemble devaient s’attendre à tout moment à se retrouver seules. Tom avait aimé Dorothy. Autant que ce monde aléatoire le lui avait permis. Ils avaient même eu un enfant ensemble, ce n’était pas rien. Cela, il ne se l’expliquait pas. Dans un univers où rien n’était vraiment réel, la vie semblait pourtant avoir repris ses droits et ceci était déjà en soi miraculeux. Bien-sûr, Dorothy n’avait pas pu mener sa grossesse à terme. Mais ce petit être avait existé. Il avait bougé dans le ventre de sa maman. Le simple fait d’en prendre conscience lui réchauffait le cœur.

Tom se releva enfin. Il souriait. Jamais il n’oublierait Dorothy. Mais il devait avancer. Profiter de la beauté des rêves de son hôte. S’imprégner des couleurs vives. Faire le plein de chaleur. Oui, juste profiter. Vivre.

Tant que les ténèbres le laissent tranquille…

A suivre...

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