Manu Larcenet
Pouvoir parler de BD de retour de vacances est un petit luxe que je m'autorise cette année. Normalement, je lis peu ou pas à cette période car je n'aime pas trop sortir les ouvrages de chez moi, encore moins les trimbaler en voiture. C'est mon petit côté maniaque. Cette année, j'ai fait une exception, à moins que je ne sois réellement sur la voie de la guérison, allez savoir, car j'avais vraiment trop de retard de lecture. En plus, je n'avais emmené que du lourd, enfin, ce qui était annoncé comme du lourd, le genre indispensable, quoi. Et j'ai été bien inspiré car je me suis régalé. Marine et Guillaume, mes libraires attitrés sur Périgueux, seraient fous de savoir que je n'avais pas commencé la lecture du chef d'oeuvre en 4 tomes de Manu Larcenet, Blast, alors que je possédais les BD depuis plusieurs années. De Larcenet, il sera beaucoup question d'ailleurs puisque Le rapport de Brodeck, série en deux tomes, c'est lui-aussi. Enfin, zoom sur mon coup de coeur de cette rentrée 2016 : Le crépuscule des idiots de Jean-Paul Krassinsky.
(cliquez sur les vignettes pour les agrandir)
Vouloir lire Blast quand on est en vacances, c'est un peu comme se balader à la fête foraine avec une peluche dans une main et une corde et un tabouret dans l'autre. Car Blast est une oeuvre coup de poing d'une noirceur absolue. Même les périodes de "blast", où le monde se colore enfin dans un semblant de félicité bien fugace, n'apportent guère d'oxygène face au pessimisme, que dis-je, au désespoir transpirant, suintant à chaque planche, chaque case.
Blast, c'est l'histoire de Polza Mancini, un pauvre bougre, une boule de souffrances enfouies, la part désespérée, au mieux partielle, au pire totale de Larcenet, l'auteur révélant d'ailleurs qu'il était passé de 5 tomes initialement prévus à 4 du fait de la trop grande douleur ressentie par son entourage lorsqu'il travaillait sur la série. Car dès lors qu'il accouchait de Blast, Manu devenait Polza.
Polza, c'est un homme qui traîne sa graisse comme une difformité sans nom, qui traîne un mal-être sans fin à force d'avoir été entretenu par le regard des autres. Et paradoxalement, Polza, c'est aussi un homme qui avait un travail et une femme qui l'aimait. Mais il n'avait pas la liberté. Pas celle qu'il voulait. Il va apprendre qu'elle a un prix et qu'elle est surtout illusoire, à grands renforts d'artifices et de souffrances. Polza est autant détruit par les autres qu'il se détruit lui-même. Un long voyage fait de solitude, de rencontres avec des êtres tout aussi abîmés que lui, de revers dans un monde cruel quand on est inadapté. Blast est une oeuvre maîtresse, puissante, âpre, dure, épuisante. Mais indispensable tant elle est maîtrisée et ingénieuse dans sa mise en scène, dans ses mises en abîme.
J'avais toujours dit que je lirai Blast dans un contexte bien particulier, un peu comme quand on attend d'être dans le noir et la nuit pour visionner un film d'horreur. Finalement, j'ai englouti les 4 tomes une journée de grand vent et surtout de grande flemme de mettre le nez dehors. Une fois entamée, la lecture me fut impossible à interrompre. Un grand bonheur de lecture pour des pelletées de malheurs à chaque page, c'est tout le paradoxe de Blast. Douloureux et parfois forcément introspectif mais indispensable.
Vouloir lire Le rapport de Brodeck quand on est en vacances... quoi, je vous l'ai déjà faite ? Bon, on s'éloigne quand même un chouïa de la noirceur hallucinée de Blast. Encore que... On reste dans le très sombre avec cette adaptation, toujours signée Manu Larcenet donc, du roman éponyme de Philippe Claudel.
On suit le destin de Brodeck qui rentre chez lui après avoir connu l'enfer des camps de concentration. Il revient juste le soir où les habitants de son village viennent de commettre un meurtre collectif, celui de l'Anderer, c'est-à-dire, l'autre, l'étranger. Brodeck est alors sommé d'écrire un rapport sur l'incident (auquel il n'a pourtant pas assisté) afin que ceux qui le liront puissent comprendre leurs motivations et surtout les expurger de tout jugement.
Le rapport de Brodeck est une excursion puissante et terriblement anxiogène dans les méandres de la paranoïa née de la peur de l'autre. Brodeck étant un étranger lui-même, il doit composer avec une hostilité permanente qui fait qu'à aucun moment on ne le pense en sécurité. Le dénouement est à ce titre assez inattendu mais je n'en dévoilerai pas davantage. Oeuvre dérangeante sur la xénophobie au sein d'une ruralité dans ce qu'elle a de plus rustique, de plus animal dans ses bas instincts, le rapport de Brodeck est superbe de réalisme grâce au trait de Larcenet qui n'hésite pas à jouer sur les silences et les non-dits pour créer une atmosphère oppressante de bout en bout. A noter enfin que les deux tomes ont bénéficié d'un soin tout particulier (fourreau et format "à l'italienne") pour un résultat de toute beauté. Là encore, je recommande hautement l'achat.
On termine ce tour d'horizon avec un titre, et pas des moindres, de la rentrée 2016. Le crépuscule des idiots est peut-être celui dont, de toute la sélection présentée aujourd'hui, je me méfiais le plus quant à son intérêt. La couverture étant particulièrement parlante, vous aurez compris que, dans les grandes lignes, on est face à un prophète tombé de nulle part (ce n'est pas tout à fait exact d'ailleurs) qui comprend rapidement comment il peut tirer profit de l'adoration ou des interrogations qu'il suscite. Manipulations, détournement des règles, mensonges ou réinterprétations, chaque protagoniste aura à cœur, à un moment ou à un autre, de chercher à s'accaparer le pouvoir, avec des conséquences généralement dramatiques.
Avec les événements actuels et les réinterprétations à l'emporte-pièce des textes religieux de tous poils, je craignais que l'oeuvre de Jean-Paul Krassinsky ne soit quelque peu opportuniste. Et puis, soyons honnête jusqu'au bout, de par mon côté athée "je respecte toutes les religions mais lâchez-moi la grappe" assumé, je n'étais guère enthousiaste à l'idée de plonger dans tout ce fatras. Eh bien, j'avais sacrément tort. J'ai passé un excellent moment, un vrai putain de bon moment.
Krassisnsky, fondamentalement, n'invente rien mais son observation de nos dérives, la limpidité de son propos, le choix des singes, nos "frères" comme représentants de l'espèce humaine, la justesse de son cheminement, son humour aussi, son talent à mettre le doigt sur ce qui fâche et sur les absurdités de nos civilisations dites évoluées font du Crépuscule des idiots une oeuvre forte et indispensable. Pour un peu, cette BD me donnerait presque envie à moi, l'athée pur jus, de lire la Bible ou le Coran pour me rendre compte par moi-même de ce que pourraient être deux œuvres maîtresses expurgées de toutes les interprétations faites au fil des siècles.
Je terminerai en disant que la BD est graphiquement de toute beauté et que dessins et couleurs servent admirablement le propos.
Comme tout art, la BD est forcément quelque chose de subjectif et il n'est pas certain que ces BD référencées ici aient nécessairement le même écho auprès de vous. Donc je vous les recommande sachant très bien qu'il vous faudra sans doute diluer mon enthousiasme. Pour ma part, en tout cas, je n'ai rien trouvé à redire à ces trois oeuvres fortes qu'il me faudra sans doute relire pour en saisir toutes les subtilités et significations. Quel plaisir de lecture en tout cas !
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