jeudi 27 octobre 2011

L'écrit du Jeudi : La fenêtre ouverte



Chaque matin, Willy ouvrait grand la fenêtre. Il prenait un bon bol d'air et s'en emplissait les poumons. Selon les saisons, la ritournelle des oiseaux l'accompagnait ensuite jusque tard dans sa tête. Mais même en hiver, l'apparent silence glacial avait quelque chose de chantant. Du haut de sa fenêtre, Willy avait l'impression de contempler le monde. Et pour cause, sa maison constituait le point culminant du chapelet de moyennes montagnes qui se dessinait devant lui. Maison était d'ailleurs un bien grand mot. Un chalet plutôt, mais un chalet spacieux et lumineux en toutes saisons sauf quand la brume matinale s'étendait en un manteau vraiment trop opaque.

Un jour que je l'interrogeai sur cette curieuse habitude de rester là invariablement chaque matin comme hypnotisé  par le spectacle de la nature environnante, il me répondit ceci :
-Tu sais, dans ma vie, j'ai eu mon lot d'épreuves. Comme tout un chacun, bien-sûr, il ne s'agit pas pour moi de me lamenter sur mon sort. J'ai tellement connu de bons moments par ailleurs avec ma femme, quand elle était encore parmi nous. Ou avec mes enfants avant qu'ils ne rejoignent la grisaille et le bruit de la ville. Mais enfin, j'ai aussi connu des moments plus pénibles. Le décès prématuré de ma chère Mireille, la maladie, la solitude depuis la disparition de mon petit Toby. Bien-sûr, ce n'était qu'un chien mais nous partagions tant de choses.
Pour tout te dire, j'ai même eu quelquefois l'envie de m'en aller depuis qu'il n'est plus là. Après tout, je ne suis plus tout jeune et le monde continuera sans problème de tourner sans moi.
-Mais enfin, je m'égare, là, et tu es bien gentil de m'écouter poliment sans m'interrompre, reprit Willy, un sourire gêné aux lèvres. Bref, comme tu l'as si bien dit, chaque jour, la première chose que je fais en me levant, c'est d'ouvrir cette fichue fenêtre  et de mettre le nez dehors. Si ce que j'y vois m'émerveille encore, si je prends toujours du plaisir à être au milieu de tout ce qui m'entoure, si j'y découvre des choses auxquelles je n'avais pas encore prêté attention alors je me dis que j'en ai au moins pour un jour de plus. Mais le matin où j'ouvrirai les volets et où il ne se passera plus rien en moi, alors je crois qu'il sera grand temps de m'en aller rejoindre tous ceux qui ne m'ont pas attendu pour partir.

Je restai quelques instant à le regarder, tout en essayant d'intégrer ce qu'il m'avait dit et qui était à la fois un peu flippant et en même temps - et c'était quand même assez effrayant - doté d'un certain bon sens. Même si je n'avais pas trop envie de savoir ce qui se passerait le jour où il ne ressentirait plus rien en ouvrant ses volets. En même temps, je l'imaginais mal se lasser de la beauté de ses montagnes.

Je connaissais Willy depuis que je m'étais installé dans le coin. Huit ans déjà...
Tous les matins, en allant au boulot, je passais devant sa maison. Et invariablement, il était là, se tenant derrière la fenêtre de sa chambre. Et contemplant. Vu d'en bas, il semblait vraiment heureux.

Les journées se ressemblaient pour lui comme pour moi. Chaque matin, je le regardais d'en bas, lui faisant un signe de la main par la vitre ouverte de la portière de ma voiture et il me rendait mon bonjour d'un geste tout aussi amical, du haut de sa fenêtre.

Et puis un matin, les volets restèrent fermés. Je ne pus m'empêcher de m'inquiéter. Avait-il rencontré le vide qu'il craignait plus que tout, cette absence d'émerveillement dont il m'avait parlé ? Était-il tout simplement alité, cloué au lit par une vilaine grippe ? Je devais en avoir le coeur net. Je sortis de la voiture et courus vers la porte d'entrée lorsque j'entendis derrière moi : 
-Pas de panique mon garçon, je vais très bien.

Willy était assis à une cinquantaine de mètres de moi sur une chaise branlante qui aurait eu bien besoin d'être rempaillée à en juger par l'équilibre précaire du vieil homme. Il souriait.
-Alors quoi, vous n'ouvrez plus vos volets de bon matin ?
-Eh bien, répondit Willy, je me suis réveillé ce matin en me disant que j'avais peut-être mieux à faire que de toujours voir le monde de la même façon. D'en haut, c'est magnifique évidemment. Mais d'en bas, c'est tout aussi intéressant. C'est juste... différent. C'est un peu comme dans la vie, selon l'angle sous lequel on voit les choses ou l'idée que l'on s'en fait. Ou peut-être aussi que je ne voulais plus... dominer ? Hum, ce n'est pas forcément le mot mais... Disons que se sentir tout petit n'est pas désagréable non plus. D'en bas, j'ai l'impression que les choses reprennent leur vraie place. Et que ma propre place au milieu de tout ça me convient. Cela dit, je te rassure, même d'en haut, je ne me sentais pas particulièrement grand pour autant.
Ce matin, je voulais juste voir les choses différemment. M'émerveiller autrement. Peut-être que demain, je m'installerai encore autre part. Ou que je retournerai à ma fenêtre, à l'étage. Ou que je reviendrai ici, tout simplement.

J'écoutais le vieux Willy avec attention. Je l'écoutais toujours avec beaucoup d'attention d'ailleurs. Cet homme en était à l'hiver de son existence, vivait quasiment en reclus  mais avait pourtant un regard sur le monde que je lui enviais énormément. Une sagesse profonde. Un désir simple de prolonger le plus sereinement possible une vie déjà bien remplie.

Je pris congé. Je me sentais tout chose. Il ne s'était pourtant rien passé d’extraordinaire mais j'aurais donné cher pour revivre à l'infini ce genre de petits moments qui n'ont l'air de rien mais qui sont si précieux. Je reviendrais demain, forcément. Willy m'attendrait-il derrière sa fenêtre ? Devant sa maison ? Ailleurs ? Peu m'importait finalement. Willy serait quelque part et bien vivant. Plus que jamais vivant.



2 commentaires:

  1. Emouvant, et tu m'as fait un peu flipper un moment donné. Respect pour ce vieil homme qui aurait bien besoin de compagnie.

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  2. A la lecture de ton commentaire, je me suis dit qu'il pouvait y avoir confusion effectivement, bien que ce ne fut pas mon attention au départ.

    Willy est un homme en fin de vie mais surtout plein de vie et qui s'émerveille toujours de ce qui l'entoure. Le jour où il ne ressentira plus toutes ces choses et du fait de son vieil âge, je pense que le personnage se laisserait dépérir. Ce n'est donc absolument pas un texte sur le "suicide" (Je ne sais pas si c'est à cela que tu pensais quand tu as "flippé" comme tu dis) mais bel et bien un texte certes mélancolique mais résolument optimiste sur le regard que l'on peut porter sur les choses, regard forcément changeant selon l'angle choisi, selon la manière d'appréhender ce qui nous entoure. D'ailleurs, c'est un petit texte qui ne révolutionnera pas le genre mais que j'ai pris beaucoup de plaisir à écrire.

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