jeudi 8 décembre 2011

L'écrit du Jeudi : La Cave


1

On est vendredi 18 août. Il fait beau dehors, et chaud aussi. Il fait beau pour tout le monde. Mais pas pour moi. J’ai peur. Peur du noir, de la solitude. Peur des rats aussi que j’entends gratter derrière le congélateur. Ou que je crois entendre, je ne sais plus. J’attends que mes yeux s’habituent à l’obscurité. Mais ça ne vient pas. Le noir est total et m’enveloppe. Je n’ose pas bouger, de peur de trébucher ou de perdre mes repères. Je regarde en direction de la porte ; je sais qu’elle est là. Avec ce soleil, la lumière devrait percer par en dessous. Mais non, rien. Dehors, je n’entends plus aucun bruit, mes cousins ne jouent plus. Peut-être sont-ils partis à l’étable. Je siffle entre mes dents de rage à peine contenue. Je veux sortir. Hurler. Je n’ai que six ans. En vacances chez mon oncle. Et une nouvelle fois, je suis enfermé dans la cave froide et humide. Je suis l’ennemi, l’enfant de la ville qui n’est bon à rien. Mais je ne pleurerai pas, oh non. Je serrerai les poings et resterai debout à attendre patiemment l’instant où mon bourreau voudra bien me faire sortir. Tout ça parce que je n’ai pas voulu faire la sieste.

Aaaahhh… les joies de la campagne et le bon air, qu’ils disent. Un enfant de la ville qui passe des vacances à la campagne… et bien quand il revient, tintin pour le convaincre qu’il ne s’agissait pas d’une punition. Pourtant, je suis franchement pas du genre enfant gâté… Tout le contraire, une feuille et un crayon et je suis content. Sauf que… essayez d’expliquer l’utilité d’une feuille et d’un crayon à mon oncle et ma tante. Même quand vous voulez juste dessiner, vous passez pour un intellectuel. Pourtant ils lisent bien le journal eux ! Ca donne souvent lieu à des discussions passionnantes du genre : 
-Alors, la rubrique des décès, ça donne quoi aujourd’hui ?
-Ben, rien, on connaît personne ! 
-Miladiioouu, y’a plus qu’à voir les pages sportives
Le pire à la campagne, quand tu viens de la ville (hormis le fait que tu sois une « saleté de gens de la ville » dixit mon oncle), c’est que l’accès à la maison t’est interdit. Obligation de rester dehors. L’été c’est : 
-Comment ça rester enfermé par ce temps ? Allez, hop, sous le tilleul, à l’ombre (et ce n’est pas interdit d’en ramasser fainéant !)
L’hiver, même topo : 
-Comment ça, rester enfermé par ce temps ? Non, non, dehors, ça vous évitera de tout dégueulasser avec vos allers et venues.

Sauf qu’une fois dehors, on est piégé (je dis « on » parce qu’il y a aussi mes deux cousins, mais eux c’est pas pareil, ils vivent toute l’année à la campagne, alors évidemment ce ne sont pas des "saletés de…"). Car à la campagne, il y a toujours quelque chose à faire, même quand vous ne voulez pas… Charger la remorque, manipuler les bottes de paille, garder les brebis, soigner les bêtes (tout en essayant d’éviter l’insuffisance respiratoire en entrant dans la bergerie), aller tirer le vin (nous, consciencieusement, on le goûte toujours avant), enfin bref toutes ces choses qui m’éloignent de ma feuille et de mon crayon. Bon, d’accord, je critique le travail mais faut dire que le salaire est pas folichon : à quatre heures, sirop à la menthe et tranche de pain avec un morceau de sucre. Et attention, faut pas essayer de tricher : si on veut un DEUXIEME morceau de sucre, il faut passer obligatoirement par une tranche de pain supplémentaire.

Vous voulez que je vous dise le pire finalement : tu passes toute ta journée à trimer comme un chien et finalement tu apprends que le lendemain, ben, tu seras même pas dispensé de sieste.

2


J’ai l’impression que l’on m’a oublié. C’est pas possible autrement. Je commence à avoir un peu mal aux jambes. Je suis doublement contrarié. D’une part, d’être là, enfermé comme un malpropre. Mais surtout, je viens de me rendre compte que mes cousins n’ont pas fait la sieste, eux non plus. Ils ont joué dans la cour pendant que je restais là, dans le noir. Ils commencent à m’agacer, moi, les deux chouchous de la famille. Alors que moi, je ne suis le chouchou de personne. A part peut-être le chouchou de la maîtresse. Mais attention, hein, pas le chouchou chiant à lunettes qui vient se plaindre de ses camarades à longueur de temps. Je suis un chouchou discret qui aime bien sa maîtresse parce que, de toute façon, moi, j’aime bien les grandes personnes. J’ai l’impression qu’elles me comprennent. Mais je n’aime pas mon oncle, ça non ! Et puis, c’est quand il veut pour venir me chercher, parce que y’en a marre !

J’entends toujours gratter derrière le congélateur. C’est pour ça que je ne veux surtout pas m’asseoir, au cas où un rat viendrait se faufiler auprès de moi et me mordre. Je cherche à me rapprocher de la porte mais c’est toujours l’obscurité totale. Je mets les deux bras en avant et j’avance tout doucement. Car c’est une vraie cave, avec plein de bazar, de bouts de bois cloutés ou que sais-je encore. De toute façon, quand on se fait des idées, on ne manque jamais d’imagination. Et là, tout à coup, je n’en reviens pas.

Je viens de mettre la main sur l’interrupteur, dissimulé sous un pan de jute. C’est marrant, je viens de me rendre compte que je ne m’étais jamais posé la question de savoir où il pouvait être. Ni mes cousins non plus (car, de temps en temps, mes cousins sont aussi avec moi dans la cave, faut pas croire). Faut dire que quand mon oncle nous dit de rester là et de ne pas bouger et que ça nous serve de leçon, ben nous, on ne bouge pas. Quand je songe qu’on est resté à chaque fois comme des pantins droits comme des « i » et qu’on n’a jamais pensé à éclairer la pièce, j’ai presque envie de rigoler.

Clic. J’ai de la chance, l’ampoule fonctionne. La cave se retrouve faiblement éclairée. Je me rends compte que je n’avais jamais pris le temps de la regarder en détail. Pourtant, je commence à bien connaître l’endroit. En fait, il y a tout ce que je m’attendais à y voir. Des saletés partout. Des paniers, des chapeaux en paille, des planches, de la poussière, de vieux vêtements, et au fond le congélateur. Les bruits ont cessé d’ailleurs mais je n’ai pas pour autant envie de m’approcher davantage. Pourtant, une pulsion soudaine m’étreint. J’ai une vague idée, quelque chose d’un peu flou mais dont je sens que je pourrais tirer une certaine satisfaction. J’ai un temps d’arrêt, parce que, quoi qu’en dise mon oncle, je ne suis pas un méchant garçon et je ne fais pas de bêtises. Tout ce que je veux, moi, c’est être dans mon coin, rêver et dessiner et ne rien demander à personne. Mais là, la tentation est trop forte. Je tends l’oreille. Toujours aucun bruit dans la cour. Alors je ne tiens plus. Je prends mon courage à deux mains, je cours vers le congélateur et je débranche rageusement la prise. A six ans, on ne se rend pas trop compte de ce que ça peut faire mais on sent que ça doit être interdit. C’est vrai quoi, cette prise doit bien servir à quelque chose.

Plus tard, j’ai tiré une leçon de cette journée. Quand vous faites une bêtise, assumez là et ne revenez jamais en arrière. Parce que moi, quelques jours plus tard, j’ai eu des remords (à moins que j’aie simplement manqué cruellement de courage à l’idée d’être découvert et de me prendre une raclée) et j’ai rebranché la prise. Je pensais avoir bien fait. Jusqu’au fameux jour où un poulet sorti du congélateur nous a tous conduit à l’hôpital. Enfin, surtout eux. Parce que moi, le poulet, je n’en mange jamais. Mais ça s’est bien terminé : ma mère a pris une semaine de congés pour me garder puisque mon oncle, ma tante et mes cousins étaient à l’hôpital. Et comme j’avais pris soin de rebrancher la prise, mon oncle a cru que c’était le congélateur qui ne fonctionnait pas bien. Il a fait venir le réparateur qui n’a rien trouvé évidemment mais qui lui a facturé le déplacement et le temps perdu. Quant à moi, on ne m’a jamais reproché quoi que ce soit bien sûr. Mais quand même, je me suis souvent demandé si mon oncle n’avait pas eu de doutes. Parce que, depuis ce jour là, on ne m’a plus jamais envoyé à la cave.

3


Les minutes s’écoulent, des heures me semble t-il. Et puis, j’entends des voix, des pas. J’appuie sur l’interrupteur et me revoilà dans le noir. Mon oncle retire la chaîne qui entoure le loquet et ouvre la porte. Il a la tête des mauvais jours.
-Tu peux sortir à présent, dit-il
Je ne me le fais pas dire deux fois. Je manque de laisser échapper un cri en apercevant ma mère derrière lui. Elle semble fixer mon oncle d’un regard noir. Elle n’est pas contente, c’est certain. Mais elle ne dit rien, se contente de me presser contre son ventre. Je veux me retenir, être un grand mais je ne peux me contrôler. Les larmes viennent, abondantes et la colère monte. J’ai soudainement comme une boule à l’estomac et un mal de tête terrible. Je jette un regard embué sur le côté. Je vois mon oncle qui soupire et ma tante qui lève les yeux au ciel. Théo, l’un de mes cousins, regarde ses chaussures. Ca lui réussit bien ça, l’air désolé. Mais le deuxième, Jean, me fixe, hilare. Mais je lis à travers lui comme dans un livre. Ses yeux me disent :
-Alors, il est content le petit… il a retrouvé sa môman. Et il chiale comme une fille.

Jean aurait véritablement ouvert la bouche que je n’aurais pas été plus excité. Je me détache brusquement de l’étreinte de ma mère, ne supportant plus ce regard de défi. Je me jette à terre et saisis un gros caillou à portée de main. La bouche de Jean trace subitement un « O » de surprise mais il n’a pas le temps de réagir. J’ai mis toutes mes forces dans ce lancer. J’y ai mis aussi toute ma haine accumulée depuis le début de mon séjour, toute ma rancœur à l’idée de n’être bon à rien. Tout en lançant la pierre, je lui offre mon sourire le plus carnassier et mon regard le plus profond, le plus noir.
A la campagne, on a des jeux simples. Notamment celui, très classique, de s’amuser à faire tomber des boites de conserve. J’ai toujours été très mauvais, avec cette satanée manie de viser trop à gauche. Finalement, je n’étais pas plus à l’aise pour jouer que pour travailler.
Peut-être aurais-je dû mettre une photo de mon cousin Jean sur chaque boite. J’aurais sans doute été bien meilleur.

Parce que là, pour le coup, le tir est parfait. En plein milieu du front, entre les deux yeux. Jean étouffe une sorte de grognement et ses yeux me fixent comme des soucoupes. Il ne rit plus, semble ne rien comprendre. J’ai l’impression que le temps s’est arrêté. Je n’entends plus aucun bruit. Jean fait quelques mouvements désordonnés puis part en arrière. A l’instant même où il touche le sol, le silence se rompt. Tout le monde se rue vers lui, en poussant des cris. Ma mère vient vers moi et lève sa main. Elle retombe avec une force inouïe.
J’encaisse le coup. Mais je ne détache pas mon regard du sien. Qu’elle ne s’attende pas à des remords, encore moins à des excuses. Je porte la main à ma joue et je lui souris.
-Même pas mal, lui dis-je.

4


Mon cousin a la tête dure. Quelques étoiles et un pansement plus tard, il est comme neuf.
Le repas du soir est sinistre. Et le fait que ma mère soit venue n’est finalement pas une bonne nouvelle. Comme elle n’a pas son permis, mon oncle était parti la chercher. Ce qui signifiait qu’elle allait passer le week-end avec nous. J’aurais préféré qu’il me ramène chez moi. Je l’aurais eue pour moi tout seul et surtout je serais enfin parti de cet endroit.
Nous avons tous le nez plongé dans notre assiette. De temps en temps, ma mère me jette un regard bienveillant en coin. Malgré la gifle, je sais qu’elle me comprend. Ou qu’elle essaye en tout cas. Je ne veux pas qu’elle s’inquiète. Je sais que c’est dur pour elle. Mais cet endroit, je n’en peux plus.
En face de moi, Jean fait comme son frère. Il observe ses pompes. Malgré la volée de bois vert que je me suis prise de la part de toute la famille, il évite de la ramener. Pour un peu, je commencerais presque à croire qu’il me craint. Sûr qu’il a été surpris en tout cas. Peut-être me fichera t-il la paix à l’avenir. Il se décide enfin à me regarder. C’est bizarre. Au delà de la crainte, je crois qu’il éprouve une sorte de respect. Son regard n’a rien d’agressif. Le mien non plus. Je lui souris. Car nous savons que très vite, nous referons les quatre cents coups ensemble. Pour lui, je ne serai peut-être plus seulement le gamin de la ville.

Plus de peur que de mal finalement. Ma colère est retombée maintenant. Mais je ne veux plus être ici. Je n’aime pas cette vie.
Je m’aperçois tout à coup que mon oncle nous regarde tous les deux. Il nous voit sourire. Je ne pense pas qu’il comprenne. Mais il a un geste qui me touche. Un geste qu’il n’a en principe que le dimanche. Il débouche la bouteille de vin placée devant lui et nous en sert à chacun une bonne rasade.
-Et n’oubliez pas d’y mettre de l’eau, ajoute t-il.

Il me reste deux semaines avant la fin des vacances. Rien que d’y penser, ça me rend malade. Mais contre toute attente, elles passent très vite. Il faut dire que le poulet du congélateur précipite les choses. Six jours plus tard, je suis de retour à la maison. Et la dernière semaine, je la passe avec ma mère qui a dû se résoudre à me garder, vu que tout le monde est en observation à l’hôpital. Et puis, je crois qu’elle est soulagée que je n’aie rien.


                                                           FIN


Je relis ma copie. Je suis assez satisfait du résultat. Le sujet de la rédaction est : « Racontez votre pire souvenir de vacances ». Je pense que je ne m’en sors pas trop mal. J’ai 11 ans à présent mais je me souviens de cet été comme si c’était hier. Je repense encore très souvent à la cave. Mais je n’y suis plus jamais retourné. Cette cave… je crois que je l’aimerais quand même un peu plus si elle pouvait me permettre d’obtenir une bonne note.

1 commentaire:

  1. Que de souvenirs me reviennent à la lecture de ce texte, bien sûr je le connais depuis longtemps, tu me l'as déjà fait lire et nous l'avons commenté ensemble. Je revois le héros tel que je l'ai connu à cette époque, ainsi que les autres protagonistes que je connais bien et j'entends surtout les commentaires de maman à ce sujet et tu sais bien pour qui elle prenait parti !!
    Je t'embrasse

    RépondreSupprimer