On ne se rend jamais assez compte de
l’importance d’avoir un petit compagnon, quel qu’il soit, surtout à mon âge où
la solitude est le pire des maux. Avec Toby, j’ai eu infiniment de chance. Il
écoutait tout, comprenait tout. Le soir, sa tête posée sur mes genoux, il
m’écoutait ressasser mes souvenirs et, de temps en temps, poussait un petit
grognement plaintif lorsque ces souvenirs, parfois lointains, m’arrachaient
quelques larmes.
Mais Toby n’est plus là
à présent et moi je suis toujours vivant, coincé entre ces quatre murs.
Toby est parti il y a trois semaines, un soir
d’orage. Il aboyait toujours quand le tonnerre grondait. Il n’y avait pas moyen
de le calmer dans ces moments là. Mais là, Toby n’aboyait pas. Alors j’étais
sorti. Il gisait là, paisible, dans sa niche. Une belle mort, du haut de ses
dix-sept ans. Et tellement plus en langage chien. Il faut multiplier par sept,
non ? Alors ça fait…euh… hou là, passé un certain âge ça devient dur…
Voyons… dix-sept multiplié par sept, ça fait… ça fait…je pose le neuf et je
retient quatre et…ah, zut ! Bon, je recommence…
Quelques minutes plus tard d’une gymnastique
intense, je m’étais rendu compte que mon brave Toby avait allègrement dépassé
la centaine (On va pas chipoter, hein !)
Cent ans d’une vie de chien à m’accompagner
inlassablement. Avec du mérite. Faut dire qu’avec moi Toby n’a pas vu beaucoup
de pays. Ni beaucoup de gens d’ailleurs. Il paraît que je suis « un vieux
garçon ». C’est ce que chuchotaient quelques jeunots du village. Ils
pensaient sûrement que j’étais sourd aussi peut-être. Les cons.
Je ne me suis jamais marié, d’accord. Mais j’en
ai connu des filles, ça oui. Enfin, ça commence à dater. Toby n’était pas
encore né, pour sûr !
A partir d’un certain âge, ben, on est moins
performant. Du coup, quand on a fait le choix de ne pas s’attacher, on se
retrouve aussi plus seul. Et là, c’est terrible. On se retrouve sans but, sans
rien à faire. Alors on ressasse. On rumine le passé. Les occasions manquées. Et
quelques moments trop rares de bonheur véritable, à diverses périodes de la
vie.
Au bout de quelques mois, je crois que j’avais
fait le tour. L’été, ça allait encore. Je me promenais, parfois jusqu’au
village. Un petit rouge, des cacahuètes. Quelques mots échangés. Sur le temps
qu’il fait. Ou sur le fait que « c’était mieux, avant ». Le problème
aussi, c’est que j’étais moins vaillant que certains de mes camarades. J’avais
la soixantaine à l’époque mais je faisais davantage du fait de mon visage
buriné et de mes rides profondes. Surtout, la sale guerre, celle de 45, m’avait
laissé boiteux. Ca ne m’avait pas trop gêné pour la bagatelle… faut dire que
j’avais de la tchatche. Mais pour le reste, j’étais un peu un poids mort.
Alors, au fil des ans, j’avais progressivement revendu mes terres, pour ne
garder finalement que ma maison, un peu de terrain et quelques bêtes.
Donc l’été, c’était correct. Et puis il fait
beau l’été. C’est la période où les agriculteurs ont le plus de travail. Alors
quand on est, comme moi, un peu diminué, autant se foutre de la gueule de ceux
qui bossent. De toute façon, pour passer le temps, tout est bon.
L’hiver, c’est plus rigoureux, c’est le cas de
le dire. La neige tombe souvent en abondance. Et les visites au village se font
plus espacées. La nuit est plus longue, le ciel plus gris, la lumière plus
rare. Alors quand on est seul et qu’il fait sombre et froid, le feu s’impose.
Très vite, il devient indispensable, pas seulement comme élément de chauffage.
Mais aussi comme une présence. Quand je regardais les flammes qui dansaient, j’avais
l’impression de voir quelqu’un en dedans. Mais ce n’était que moi. Et le renvoi
de mes propres souvenirs. J’en ai passé des nuits seul avec moi-même auprès du
feu. A me désespérer du temps qui passe et des moments perdus.
Et puis Toby est rentré dans ma vie.
Quand on m’a proposé cette touffe de poils de
quelques semaines, à peine sevrée, un peu pataude sur ses pattes, je me suis
d’abord demandé si la personne en question ne me voulait que du bien. Oui, tu
comprends, tu es toujours tout seul dans cette maison, un peu de compagnie te
fera du bien, tu verras, tu verras, tu me remercieras plus tard.
Je déteste ça. Ce genre de réflexion qui vous
fait paraître plus vieux. Et qui fait ressortir votre solitude. Celle que vous
vivez. Celle que l’on perçoit pour vous.
J’ai souvent répondu que ma solitude était
voulue, assumée. Que le silence était préférable à de la mauvaise compagnie.
Mais c’est faux, archi faux. On choisit d’assumer sa solitude par résignation.
Parce qu’on est seul et qu’on ne peut rien y faire. Parce qu’à partir d’un
certain moment, d’un certain âge, vous voyez moins les autres. Et les autres
vous voient moins aussi.
J’ai été très vite reconnaissant à Toby d’une
chose : de permettre à mes pensées et à mes actes de ne plus se concentrer
sur ma propre personne. Je devais prendre en compte sa présence. Je n’étais
plus seul.
Les premières semaines furent plutôt difficiles.
Je voyais d’un assez mauvais œil l’arrivée de cet étranger dans ma maison. Il
envahissait mon espace, mon intimité. Il me suivait partout, que ça en devenait
pénible. Partout. Quand j’allais aux toilettes et que j’avais le malheur de
prolonger la séance en lisant le journal, je l’entendais rapidement gratter
derrière la porte en poussant de petits gémissements.
Mais ce qui m’agaçait profondément au début,
c’était sa queue. Y a t-il quelque chose de plus con que la queue d’un chien.
Toujours en train de remuer bêtement. Il paraît qu’un chien qui remue la queue
est un chien content. Le mien devait être très content alors parce que ça
n’arrêtait pas. Content. Je me demandais bien de quoi. Il était avec un vieux
peu bavard dans une maison isolée encore plus vieille. Mais il était content.
Et toujours en train de ventiler avec sa queue.
Autrement, on ne peut pas dire non plus qu’il
était très propre. Enfin, au début. Pas très propre et un peu con aussi. Il
était souvent dehors avec moi, lorsque le temps le permettait, mais,
systématiquement, il faisait devant ma porte. Immanquable. Parfois, il lui
arrivait de s’oublier dans la maison. Mais je comprenais. La maison était
continuellement en désordre et sale. Une vraie porcherie. Avec la solitude, le
laisse-aller n’est jamais loin. Et puis, on s’habitue. On se dit que de toute
façon personne ne viendra. Le plus souvent, on ne se dit rien. On vit là, c’est
tout.
Pour le reste, Toby n’était pas exigeant. Il se
contentait de ma présence et de quelques regards. Je n’étais pas très
démonstratif, du moins au début. Peu de mots, pas de caresses. Il vivait là,
avec moi, mais dans ma tête, nos existences n’étaient pas vraiment liées.
Et puis nous avons passé notre premier hiver
ensemble. Une période froide où la solitude est encore plus glaciale que les
températures. Le feu dans la cheminée a refait son apparition. Mais cet hiver,
j’ai un peu moins regardé les flammes. Un peu plus mon chien, un peu moins les
flammes. Les soirées étaient longues. Alors je parlais beaucoup. Et Toby ne me
quittait pas du regard, tout en se blottissant contre moi. Et on restait là des
heures, moi sur le fauteuil, lui sur mes genoux. La première année en tout cas.
L’année suivante, il était déjà un peu trop grand, un peu trop lourd pour moi.
Alors je lui avais confectionné une panière dans laquelle j’avais posé une
grosse couverture bien chaude. Et nous restions là, l’un à côté de l’autre, moi
à parler, lui à écouter.
Au fil des semaines, Toby était devenu
indispensable à ma vie de tous les jours. Nous partagions même nos repas. Au
départ, je mangeais de mon côté et lui avait sa soupe. Et puis, l’âge faisant,
mon appétit n’était plus aussi solide qu’au bon vieux temps. Alors je préparais
toujours les mêmes quantités, mangeait un bout et Toby prenait le relais. Une
fois mon ami Léon est arrivé à l’heure de l’apéro. J’ai cru qu’il allait
s’étouffer en voyant Toby avaler des restes de magret et de pommes de terre
sarladaises. Surtout que je lui ai proposé de rester et que, faute de magret
supplémentaire, il a du se contenter de ma fameuse omelette aux herbes. Ah, mon
omelette c’est quelque chose ! Mais là, j’ai vraiment eu l’impression
qu’elle lui passait de travers.
C’est vrai, je suis un solitaire. Contraint ou
volontaire finalement ça n’a que peu d’importance. La réalité est là c’est
tout. Et elle vous rattrape toujours. Mais il y a deux choses qui m’ont aidé à
tenir. Toby tout d’abord. Il est arrivé au bon moment. S’il était arrivé plus
tôt, je ne suis pas sûr que je lui aurais accordé la même attention. Ni lui non
plus d’ailleurs. Ensuite, il y a la cuisine. J’ai toujours vécu seul, j’ai
toujours été bordélique dans l’entretien de ma maison et de mes affaires. Mais
la cuisine ! Très propre ma cuisine, avec tout plein d’accessoires et tout
et tout. Toute ma vie, je me suis mijoté de bons petits plats, j’ai essayé de
créer mes recettes, d’accommoder de diverses façons. J’étais un autre homme
dans ma cuisine, un artiste. Mais je ne cuisinais que pour moi, sauf en de très
rares occasions. Avec Toby, j’avais l’impression d’avoir un regard extérieur.
C’est bête, hein ? D’autant que Toby, comme gourmet, ben, y’a mieux. Deux,
trois coups de langues et zou, tout dans l’estomac. Mais ce n’est pas grave.
S’il se goinfre, c’est que c’est bon. Alors au fil des jours, je me suis pris
au jeu. J’ai essayé de varier les plaisirs. Et puis je me suis rendu compte
qu’il appréciait certaines choses plus que d’autres. Alors je composais.
Surtout, je m’amusais. Enormément.
L’hiver, mes journées se résumaient à ça :
de longues heures dans la cuisine et de belles soirées avec mon Toby auprès du
feu. L’été, on y ajoutait de longues ballades et quelques virées au village.
Même là, il restait auprès de moi. Ventilant comme à son habitude.
Et puis les années ont passé. Toby vieillissait.
Moi aussi. Mais moins bien que lui. Les sorties se faisaient plus rares. Mes
jambes avaient de plus en plus de mal à me porter. Je ne descendais presque
plus au village. Dans ces moments-là de peurs et de doutes, Toby gardait
toujours ce regard d’infinie tendresse pour moi. Il s’approchait, posait sa
tête sur ma main et pouvait rester là des heures durant. Parfois je n’en
pouvais plus et sanglotais doucement en voyant ce brave chien me témoigner
toute cette affection. J’étais en colère. Contre cette vieillesse qui
m’empêchait de profiter de Toby autant que je l’aurais souhaité.
Les hivers étaient aussi plus douloureux. Toby
était là, aimant comme à son habitude et parfois soucieux de mes silences. Mais
moi, je regardais à nouveau les flammes danser devant mes yeux, comme
autrefois. J’y voyais Toby et moi, heureux, à gambader partout, moi riant, lui
aboyant gaiement. Une nouvelle fois, j’y voyais mon passé. Un passé pas si
lointain. Et pourtant. A présent, ces ballades étaient révolues, mon corps ne
pouvait plus suivre. Ou si difficilement. Le moindre plaisir d’hier m’était
interdit aujourd’hui. Même la cuisine m’était pénible. D’ailleurs, les bons
petits plats avaient fait place à des assiettées de soupe, parfois avec un peu
de viande. Je n’avais plus l’endurance pour passer de longues heures en
cuisine. L’appétit non plus. L’envie encore moins.
Il n’y avait que Toby que j’aimais toujours
davantage. C’était tout le paradoxe. J’aurais voulu le meilleur pour lui. Mais
je ne pouvais plus le lui offrir. C’était quelque chose d’horrible pour moi que
de ressasser les bons moments passés avec lui tout en sachant que ces bons
moments ne se reproduiraient plus quoi que je fasse. Alors les dernières années se sont passées
comme elles devaient se passer. Ensemble. J’avais décidé, faute de mieux, de
témoigner à mon chien toute l’affection que j’avais aussi pour lui. Parce que
je savais que le temps nous était désormais compté et que je devais savourer
chaque seconde de ces instants partagés avec lui. Du temps, j’en avais suffisamment
perdu à ressasser bêtement nos bons moments alors qu’il était là à côté de moi.
Quand on ressasse, on oublie de vivre. Et j’ai trop souvent oublié Toby
certains soirs où mes pensées se cadençaient au rythme des flammes de la
cheminée.
Ensemble.
C’est donc comme ça que tout s’est terminé. Ou presque. Un soir, alors qu’il
avait pris l’habitude de dormir à l’intérieur depuis très longtemps, Toby avait
gratté avec insistance la porte d’entrée. J’ai pensé un instant qu’il pouvait
avoir une envie pressante. Alors je lui ai ouvert la porte. Et je l’ai vu se
diriger vers sa niche. Une niche que j’avais construite il y a dix-sept ans et
dans laquelle il n’avait presque jamais dormi. Avant d’entrer, Toby se
retourna, agita péniblement la queue et me lança un petit jappement étouffé.
Puis il s’engouffra dans sa niche et s’y allongea.
Inconsciemment, je compris à cet instant là que,
de nous deux, Toby partirait le premier. Qu’il allait prendre un aller simple
pour le paradis des chiens. J’en fus convaincu lorsque, quelques heures plus
tard, l’orage éclata avec une violence rare. Toby n’avait pas aboyé. Toby était
parti. Définitivement.
L’infirmière m’a essuyé les larmes qui coulaient
le long de mes joues. Je suis toujours chez moi, mais j’ai une aide médicale à
présent. Ma santé s’est subitement dégradée depuis la disparition de Toby il y
a trois semaines. Je ne peux plus rien faire par moi-même. Mes jambes ne me
portent plus. Je n’ai plus faim, plus soif. Je ne suis qu’un vieil homme malade
qui a perdu son meilleur ami.
Bientôt quatre-vingt sept ans et aucun regret.
Une vie. De bons et de mauvais moments. Des rencontres. Des déceptions. Et
Toby, le petit chien pataud entré par hasard dans ma vie. Et que je vais
peut-être rejoindre enfin pour, je l’espère, d’autres belles balades et
d’autres soirées au coin du feu.
.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire