Bon, les plus assidus auront remarqué que ma tentative de me remettre à l'écriture n'a pas été couronnée de succès, ce qui explique la suppression de mes deux billets précédents. Je n'étais pas satisfait de ma première partie et pas davantage de la deuxième que j'étais en train d'écrire. J'aurais pu m’entêter mais je n'en voyais pas l'intérêt. Ça reviendra quand ça voudra, je ne suis pas pressé. En attendant que l'inspiration revienne, je fais partager à ceux qui ne l'ont pas encore lue une nouvelle qui est probablement pour moi ma préférée. Je l'ai écrite de février à octobre 2007, ce laps de temps s'expliquant par une certaine difficulté de ma part, à l'époque, à rédiger certains chapitres. Ceux-ci sont au nombre de douze, ce qui n'était pas prévu initialement d'ailleurs. Bref, j'espère que cinq ans après, le plaisir sera intact pour ceux qui la connaissent et au rendez-vous pour ceux qui la découvrent. Bonne lecture !
Chapitre 1
La porte s’entrouvrit, faisant tinter la petite
clochette. Manon entra, une sucette à la bouche comme à son habitude. Comme
l’endroit semblait vide, elle commença à se diriger vers les cuisines lorsque
Piccolo en sortit.
-Tiens, mais c’est ma petite Manon ! Alors, ma
puce, finie l’école ?
Manon lui sourit, l’œil malicieux. Elle tendit les
bras. Piccolo la souleva et la fit asseoir sur le bar.
-Comme ça, on pourra discuter pendant que je fais un
peu de vaisselle, ça te va ?
Manon hocha la tête, tout en balançant ses jambes au
dessus du vide. Derrière le comptoir, des verres de bière sales s’étaient
amoncelés et elle ne put s’empêcher de faire une grimace en les voyant.
-Ne t’inquiète pas princesse, je vais te nettoyer
tout ça… et lorsque tu auras fini ta sucrerie, tu auras ton sirop de mûre,
d’accord ?
Manon lui offrit un sourire encore plus radieux.
Elle adorait Piccolo et ne manquait jamais de lui rendre visite après l’école.
Et pendant les vacances, elle le suivait presque partout.
Elle le regarda laver les verres un à un, avec des
gestes précipités. A ce rythme là, il ne lui faudra guère de temps, pensa
t-elle. Tant mieux. Voir Piccolo travailler ne la gênait pas tant que ça, mais
elle préférait l’avoir pour elle toute seule. Elle aimait par dessus tout quand
il lui racontait de belles histoires. Avec des clowns et tout plein d’animaux.
Et lorsqu’elle se les imaginait, ses yeux s’emplissaient d’étoiles.
Piccolo essuyait à présent les derniers verres et
lorsqu’il eut terminé, Manon lui tendit le bâtonnet vide de sa sucette. Il le
jeta dans la poubelle qui se trouvait sous le comptoir et prit la bouteille de
sirop posée sur les étalages derrière lui.
Manon serra le verre à deux mains et but avidement
le liquide sucré. Elle passa ensuite le revers de sa main sur ses lèvres et
sortit une langue gourmande pour dire qu’elle en voudrait bien encore.
Piccolo la resservit donc puis s’éclipsa dans la
cuisine. Il en revint avec une part de tarte aux myrtilles posée sur une petite
assiette en porcelaine.
-Tiens, Manon, ça creuse l’école, non ? Ensuite
– et ton beau sourire n’y changera rien – il sera temps de faire tes devoirs.
Pour le coup, le beau sourire disparut et fit place
à une moue irrésistible. Piccolo éclata de rire et, le torchon posé sur
l’épaule, s’avança vers l’entrée du bar où la petite avait posé son cartable.
-Alors, voyons voir ! Hum… dictée, c’est pas de
chance, ça ! Enfin, faudra essayer de faire mieux que la dernière fois.
Piccolo se gratta la tête, un peu embarrassé, comme
à chaque fois que la petite revenait avec des devoirs de français. Autant il
avait une aisance rare pour raconter des histoires, autant l’écrit lui avait
toujours posé problème. Bon, pour lui dicter le texte, pas de souci… ni pour le
corriger puisqu’il l’avait sous les yeux. Mais pour lui expliquer les fautes,
alors là ! C’était une autre paire de manches.
-Oh ! Je vois aussi que tu as des opérations.
C’est bien ça, les opérations, on va commencer par là, tu veux bien ?
Manon s’approcha de lui et enserra son ventre massif
de ses deux bras.
-Je t’aime fort, Piccolo !
Le vieil homme sourit et passa une main dans les
cheveux noirs et bouclés de la fillette.
-Bien essayé, jeune fille… mais tu sais l’accord que
j’ai passé avec ta mère : tu viens me voir après l’école seulement si les
devoirs sont faits avant de rentrer à la maison. Alors au boulot !
Manon tenta une dernière grimace mais n’insista pas.
Elle sortit ses livres et, assise à côté de Piccolo, commença ses opérations.
Elle savait que, si elle se dépêchait, elle aurait peut-être un peu de temps
avant de devoir partir. Et qu’il lui raconterait alors une de ses histoires au
pays des clowns.
Chapitre 2
-Alors la sauvageonne, t’étais encore chez le vieux
débi… ?
Manon se jeta sur son frère avant qu’il n’eut le
temps de finir sa phrase.
-Aiiiie ! Mes cheveux ! Mais tu me fais
mal… Lâche moi ! Mamaaan ! ! !
-Vas y ! Ose le redire que Piccolo est un
débile, sale crétin !
Blanche s’interposa entre les deux tandis qu’Eddy
tentait de retenir par les épaules une Manon déchaînée.
-Peuh ! Tu ne lui arrives même pas à la
cheville, de toute façon ! T’es jaloux pi c’est tout !
-Ca suffit Manon, gronda son père. Et toi Martin,
retourne à tes devoirs. Je te signale que ceux de ta sœur sont faits,
eux !
Manon jeta un regard noir à son frère. Le chat
Neptune regarda sa maîtresse d’un air surpris puis sauta sur ses genoux. Elle
le caressa machinalement entre les oreilles, ce qui eut pour effet de le faire
ronronner instantanément, mais sans quitter son frère des yeux.
Blanche soupira en regardant le carnet de sa fille.
-Je crois que papa a parlé un peu vite, Manon… et
qu’il nous faut revoir la dictée sans attendre !
Martin ricana, le nez plongé dans ses livres.
-Ha ! Le Piccolo, c’est pas un fortiche en
français, ça c’est sûr !
-Martin ! ! ! Tu te tais !
Le garçon sentit son visage s’empourprer. Il savait
qu’il y avait des limites à ne pas dépasser avec son père. Et qu’il fallait
savoir se faire oublier.
Manon eut un grand sourire mais qui ne dura pas.
-Et toi Manon, tu m’enlèves ce sourire béat de ta
figure et tu vas avec ta mère me refaire cette dictée ! C’est vraiment du
grand n’importe quoi, rajouta t-il en regardant à son tour le cahier de
français de sa fille. C’est pas la peine de revenir aussi tard si les devoirs
sont aussi mal faits !
Manon regarda son père et sentit une boule lui
envahir l’estomac. Elle savait ce qu’il sous-entendait. Et elle sentit les
larmes lui monter aux yeux en s’imaginant ne plus pouvoir rendre visite à
Piccolo après l’école.
Blanche dut sentir le trouble et la colère qui
commençaient à poindre chez sa fille car elle l’appela.
-Allez, viens ma puce ! Revoyons cette dictée
tous les deux, tu veux bien ?
Princesse, pensa Manon, lui m’aurait appelée
princesse… Et un sourire illumina à nouveau son beau visage.
-Regarde moi ça, grommela Eddy lorsqu’il eut rejoint
sa femme dans le lit. Il est près de onze heures et les enfants viennent juste
de s’endormir ! Et demain matin, ça va encore être la guerre des nerfs pour les
faire se lever !
Blanche observa la moue contrariée de son mari et
dut se pincer les lèvres pour ne pas éclater de rire.
-N’exagère pas, ce n’est quand même pas comme ça
tous les soirs. Et puis il n’y a qu’en français que Manon a quelques lacunes…
Ce n’est pas comme si elle était mauvaise élève.
En plus, je trouve ça bien qu’elle se stimule. Elle
sait qu’elle doit faire ses devoirs lorsqu’elle se rend chez Piccolo et ça la
responsabilise, non ?
-Mouais, soupira Eddy. Je ne peux pas dire le
contraire. Mais… ça ne te semble pas malsain qu’elle ne jure que par ce vieux
clown ?
Blanche eut un regard désapprobateur qui fit
aussitôt rougir Eddy.
-Euh… je veux juste dire…
-Oh mais, je sais ce que tu veux dire… Tu veux
savoir ce que j’en pense ? Tu es pire que ton fils des fois ! Moi, je
l’aime beaucoup ce Piccolo…C’est vrai qu’il passe pour un original auprès de
certains habitants de ce village, mais c’est quelqu’un d’adorable… Et Manon a
fait de gros progrès à son contact. Elle parle beaucoup plus qu’à une époque où
elle était très repliée sur elle-même, elle rayonne quand elle nous parle de
lui. Tu sais ce qui se passerait si on l’empêchait de le voir, non ?
-Oui, d’accord, je comprends… mais ça m’inquiète
quand même… Elle ne jure plus que par lui.
-Peut-être, mais n’oublie pas que Piccolo est un
ancien clown qui a fait rire des centaines d’enfants. C’est normal que Manon
soit émue à son contact. Elle adore ses histoires, je crois qu’elle est
fascinée par ce vieux bonhomme et je trouve ça plutôt touchant.
-Bon. Donc, on ne change rien, c’est ça ?
-Non, on ne change rien. Manon sait ce qu’elle a à
faire si elle veut continuer à voir Piccolo après l’école. J’ai confiance en
elle. Et si ses résultats scolaires devaient en pâtir, il serait toujours temps
d’aviser, tu ne crois pas ?
-Oui… Bon, j’éteins parce qu’il n’y a pas que les
enfants qui doivent se lever demain. Mais je suis quand même content qu’on ait
pu en discuter.
Eddy se tourna sur le côté et éteignit la lampe.
Blanche se serra contre son dos et s’endormit presque aussitôt.
Dans les rêves qu’elle fit cette nuit là, Piccolo le
vieux clown faisait rire sa fille aux éclats
Chapitre 3
Le réveil fut difficile… pour Blanche et Eddy qui
sursautèrent lorsque Manon et Martin se jetèrent sur le lit alors qu’un grand
soleil emplissait déjà la pièce.
-Maman, maman ! On ne déjeune pas
aujourd’hui ? couina Martin tandis que Manon abattait son polochon sur la
tête de son père en riant.
-Oh, mon dieu ! Eddy ! Il est presque neuf
heures, s’écria Blanche en se ruant dans la cuisine. Et ne restez pas plantés
là comme des ânes, vous deux ! Allez vous habiller, vite !
Les deux bols et le lait sous un bras, la confiture,
le chocolat et le pain sous l’autre, Blanche semblait hystérique pendant
qu’Eddy grommelait en se retournant dans son lit.
-C’est pas vrai, ils vont encore être en retard à
l’école ! Eddy, je te rappelle que ton patron débarque sur le chantier
aujourd’hui !
Le mot patron eut l’effet escompté. Eddy sauta du
lit tout affolé et se rendit à la salle de bain à cloche-pieds en essayant tant
bien que mal d’enfiler son pantalon. Il y eut un bruit sourd suivi de quelques
jurons de circonstances lorsqu’il s’affala de tout son long.
-Buvez votre chocolat les enfants… Une fois encore,
vous l’aurez froid mais ce n’est pas grave… et emportez ces tartines avec vous…
Je vous les mets dans un peu d’alu.
Cinq minutes plus tard, les enfants et Eddy étaient
partis. Blanche se laissa alors tomber sur la chaise la plus proche,
essoufflée.
-Ils vont me tuer, ils vont vraiment finir par avoir
ma peau ! Et… Oh non ! Bon sang, j’ai complètement oublié !
Manon va encore être furieuse !
Manon était assise à son pupitre et était écarlate.
Et pas seulement parce qu’elle avait couru pour arriver à l’heure. Elle faisait
une moue qui aurait beaucoup amusé Piccolo, si son regard n’avait pas été aussi
noir.
-Ben quoi, sœurette, qu’est ce qui t’arrive ?
chuchota Martin tandis que la maîtresse inscrivait au tableau la leçon du jour.
C’est à cause d’hier soir ? A cause de ce que j’ai dit sur le vieux…euuh…
sur Piccolo ?
-Pfff !, répondit Manon en haussant les
épaules, tu ne comprends jamais rien, toi ! On est quel jour aujourd’hui,
banane ?
-Ben… t’as qu’à lire au tableau, c’est écrit :
on est le vendredi 25 mars. Et puis, banane toi-même, hé !
-Le 25 mars, c’est le jour de mon anniversaire, sale
crétin ! ! !
Manon avait presque crié et s’était levée, dominant
son frère qui lui aurait bien aimé se faire plus petit encore.
Tous les regards s’étaient posés sur eux. La
maîtresse était restée impassible. Manon sembla se rendre compte subitement du
tragi-comique de la situation. Elle sentit une chaleur monter à ses oreilles et
balbutia quelques mots qui semblèrent se perdre au fond de sa gorge.
-Et bien les enfants, je propose que nous
souhaitions un joyeux anniversaire à Manon puisqu’il semblerait que ce soit
aujourd’hui, n’est-ce pas ? Et comme c’est un jour particulier, je
passerai sur les quelques grossièretés que mes chastes oreilles ont cru
entendre.
Manon commençait à peine à se détendre et
s’apprêtait à se rasseoir lorsque la maîtresse continua :
-Et puis ce n’est pas tous les jours que notre Manon nous
fait l’honneur de se porter volontaire pour notre exercice de grammaire du
vendredi.
Manon écarquilla ses yeux en voyant le tableau. Il y
avait bien six exercices de français à résoudre. Elle se dirigea alors vers
l’estrade, sous les rires étouffés de ses camarades.
Chapitre 4
Manon était en larmes lorsqu’elle fit irruption dans
le bar de Piccolo et se serra tout contre lui.
-Eh bien, princesse, ça a été si dur que ça l’école
aujourd’hui ?
La fillette renifla bruyamment.
Piccolo lui souleva doucement le menton et vit ses
yeux embués. Manon avait l’air si triste qu’il se sentit mal à l’aise tout à
coup. Il cherchait des mots de réconfort qui ne venaient pas.
Alors ils restèrent là un moment sans bouger, dans
un silence seulement entrecoupé des sanglots de Manon.
Au bout de quelques minutes, Piccolo se détacha de
son étreinte.
-Dis moi princesse, ton cadeau, tu le veux avant ou
après les devoirs ?
Manon leva la tête et regarda le vieil homme qui lui
souriait. Il avait toujours ce regard si profond, si bienveillant. Elle passa
énergiquement ses mains sur ses yeux pour sécher ses larmes. Et lui offrit un
sourire radieux.
-Oh ! C’est vrai Piccolo ! Tu y as
vraiment pensé, toi ?
-Laisse moi deviner… Papa et maman ont oublié de te
le souhaiter, c’est ça ? Il vient de là ce gros chagrin ?
Le regard de Manon s’assombrit à nouveau et elle se
mit à hoqueter sans pouvoir se contrôler.
-Calme toi, tu veux bien ? Et explique moi ce
qui ne va pas. Et après, nous ne parlerons plus de ça… parce qu’il y a mieux à
faire aujourd’hui, tu ne crois pas ?
La fillette observa le vieux clown et comprit
pourquoi elle tenait autant à lui. Elle n’avait pas besoin de tout lui
expliquer. Il la comprenait. Avec lui, elle se sentait bien. Et il savait la
faire rire, la faire rêver aussi lorsqu’il l’emmenait au cœur de ses belles
histoires.
Alors elle lui raconta sa journée, comment elle
était arrivée en courant à l’école parce que ses parents n’avaient pas réussi à
se lever, comment elle s’était retrouvée au tableau devant des camarades
hilares. Et ce faisant, elle sortit une feuille froissée de son cartable
qu’elle tendit à Piccolo.
-Aie !, grimaça t-il, un « D », c’est
sûr que ce n’est pas brillant… Il va falloir redoubler d’efforts, tu ne penses
pas ?
Manon le regarda d’un air suppliant.
-Si papa et maman voient ça, ils ne me permettront
plus de venir te voir. Et je ne veux pas que ça arrive mon Piccolo, tu
comprends ?
Piccolo était embarrassé. Il se frottait les cheveux,
ne sachant pas trop que répondre.
-Bon… euh…C’est vrai que ta note tombe
mal…J’essaierai de leur en toucher deux mots si tu veux, mais je ne peux rien
te promettre. Allez range ça et assied toi. Je vais chercher ton goûter à la
cuisine.
Manon s’exécuta aussitôt et, pleine de malice,
demanda à Piccolo :
-Je dois peut-être baisser les stores, non ?
De la cuisine, elle entendit Piccolo éclater de
rire.
-D’accord princesse, fais donc ça.
Lorsque la pièce fut plongée dans le noir, Piccolo
arriva avec un gâteau immense, une sorte de fraisier dégoulinant de chantilly
sur lequel étaient disposées sept grosses bougies. Et au centre, un clown au chocolat.
Manon en eut presque le souffle coupé. Elle ne se
rappelait pas avoir déjà vu un aussi beau et gros gâteau. Elle voyait Piccolo
lui sourire, éclairé par la lueur des bougies.
-Oooh ! Piccolo ! Il est si joli ton
gâteau !
Le vieil homme vit que les yeux de la fillette
s’embuaient à nouveau, ce qui leur donnait un reflet étrange sous les flammes
chancelantes.
-Allez ma grande, souffle moi tout ça… parce que je
commence à avoir faim, moi !
-D’accord Piccolo, mais tu m’aides hein ?
Ils se levèrent tous les deux et s’approchèrent de
l’imposant gâteau. Ils soufflèrent en y mettant tout leur cœur et la pièce fut
aussitôt plongée dans l’obscurité. Piccolo se rapprocha à tâtons d’une des
fenêtres et releva un store, puis un autre. Il se dirigea ensuite vers les
cuisines et en revint avec un couteau, deux assiettes et deux coupes à
champagne.
-Dis donc, ce qu’ils sont beaux tes verres,
Piccolo !
Le vieil homme sourit et sortit une bouteille de
derrière le comptoir.
-Pas de sirop aujourd’hui, princesse ! Un peu
de pétillant à la pêche, tu vas voir c’est très bon.
Il lui tendit un verre qu’elle porta à ses lèvres.
-Hi hi, ça pique ! Mais qu’est ce que c’est
bon !
Piccolo servit deux parts de gâteau et la regarda
l’air malicieux.
-Dis moi, le gâteau peut sûrement attendre un peu,
non ? Si tu ouvrais plutôt le cadeau qui se trouve derrière le bar.
-Oh oui ! fit Manon en tapant des mains. Elle
sauta de sa chaise et courut jusqu’au paquet coloré caché près de l’évier. Elle
déchira frénétiquement le papier et ouvrit des yeux comme des soucoupes
lorsqu’elle vit ce qu’il y avait dans la boite.
-Un nez rouge ! Du maquillage ! Un costume
et de grandes chaussures ! Oooh, merci Piccolo !
Elle l’enserra de toutes ses forces puis essaya le
nez rouge.
-Tu veux bien me maquiller Piccolo ? demanda
t-elle d’un air espiègle.
-Attends ! Je veux d’abord te montrer quelque
chose ! Viens avec moi.
Manon le suivit dans la cuisine puis dans le jardin
qui se trouvait à l’arrière du bâtiment. Au fond se trouvait une immense grange
dont Manon avait toujours pensé qu’elle ne servait à rien.
Piccolo sortit une clé toute rouillée de sa poche et
ouvrit le lourd battant en bois. Manon faillit pousser un cri lorsqu’il la fit
passer devant lui.
A l’intérieur, il y avait un grand chapiteau rouge.
Le chapiteau était superbe. Il devait faire quatre
ou cinq mètres de haut. Manon ne pouvait pas détacher son regard. Elle n’en
revenait pas, la journée avait si mal commencé !
Piccolo se baissa et la regarda droit dans les yeux.
Manon lui sourit, lumineuse et mit ses bras autour du cou de son ami avant de
lui faire un gros bisou sonore sur la joue droite.
-Voilà ce que je te propose Manon… Je vais redevenir
Piccolo le clown… et pour y arriver, j’aurais bien besoin d’une…assistante. Tu
en penses quoi, princesse ?
Manon mit une main devant sa bouche, ses yeux plus
brillants que jamais.
-Tu… es sérieux Piccolo ? Tu le penses
vraiment ?
-Bien sûr que je suis sérieux, qu’est ce que tu
crois ! Je pense que l’on pourrait répéter pendant les petites vacances et
donner quelques représentations l’été, tu en dis quoi, toi ?
Manon était radieuse. Bien sûr qu’elle était d’accord.
Puis elle réfléchit et se pinça les lèvres.
-Mes parents ne voudront jamais, c’est certain.
Surtout lorsqu’ils verront ma note de ce matin.
-Vous semblez bien sûre de vous jeune fille !
Manon se retourna. Sa mère était là, dans
l’entrebâillement du battant et son père se tenait juste derrière avec Martin.
Elle souriait, ce qui contrastait avec Manon, visiblement sur le qui vive.
-Piccolo nous a parlé de son projet et nous n’y
sommes absolument pas opposés. Mais il reste le problème de tes lacunes en français
qui, à ce que je viens d’entendre, n’ont pas l’air de s’arranger. Alors ton
père et moi, nous te proposons un marché : nous ne t’offrons rien pour ton
anniversaire et en contrepartie nous indemniserons la maîtresse qui se propose
de te donner des cours de soutien deux fois par semaine. Bien entendu, cela
implique que tu ne voies pas Piccolo pendant ces moments là. Et si les
résultats suivent, nous vous laisserons préparer votre spectacle en toute
liberté. Tu en dis quoi Manon ?
Manon ouvrit la bouche mais n’eut pas le temps de
répondre.
-Réfléchis bien Manon, dit Eddy, c’est une décision
plus importante qu’il n’y paraît. Je respecte ton envie d’assister Piccolo et
de monter votre propre spectacle mais l’école reste prioritaire. Est-ce que
c’est bien clair pour toi ? Te sens tu capable de tout mener de front sans
nous décevoir ?
Manon regarda son père droit dans les yeux et
acquiesça.
-Très bien Manon, fit son père en souriant. Ta mère
et moi avons confiance alors ne nous donne pas tort.
Eddy se tourna ensuite vers Piccolo :
-Votre invitation à partager un bout de gâteau tient
toujours ?
-Et comment ! On en a des choses à fêter,
non ?
Blanche, Eddy et Martin rentrèrent dans le café.
Piccolo et Manon, mains dans la main, leur emboîtèrent le pas.
Chapitre 5
Piccolo porta la main à sa joue brûlante.
-Dis donc, tu n’y es pas allée de main morte
Princesse ! Je te rappelle que lorsque tu me donnes une baffe, tu dois
faire semblant.
Manon rougit.
-Je suis désolée Piccolo…mais tu n’arrêtais pas de
me reprocher de ralentir à la fin de mon geste alors… je n’ai pas ralenti.
-Tu as une sacrée frappe en tout cas. La
vache ! Lorsque tu maîtriseras ton geste un peu mieux, les gens ne
devraient y voir que du feu.
-Tu… tu veux un peu d’eau sur ta joue ?
Piccolo sourit.
-Inutile, va… Y’a pas mort d’homme. Mais on pourrait
faire une pause, qu’est-ce que tu en dis ?
Manon gardait le visage fermé. Elle avait giflé son
meilleur ami Piccolo et ne se sentait pas très bien. Comment avait-elle pu se
lâcher à ce point ?
Piccolo perçut son désarroi et se baissa à sa
hauteur.
-Ne te décourage pas. Etre clown est l’un des plus
durs apprentissages. Mais ne sois pas trop pressée. Tu as commencé il y a
seulement quelques jours. Et oublie cette gifle. Elle fait partie du métier qui
rentre, c’est aussi simple que ça !
Manon fit la moue.
-Je pensais quand même que ce serait plus drôle que
ça Piccolo.
-Il faut que ce soit drôle pour les gens. Ce sont
les rires du public qui nous récompenseront de tout ce travail. Parce que, être
clown, c’est un vrai travail Princesse… et tu passeras certainement par des
moments difficiles. Mais ça en vaut largement la peine si les gens sont
contents, non ?
Manon ne répondit pas. Piccolo sut alors qu’il n’en
tirerait rien de plus pour aujourd’hui.
-On va arrêter là, tu veux bien ? Tu as besoin
de te reposer. D’autant que demain, tu as un cours du soir avec ta maîtresse.
On se revoit dans deux jours d’accord ?
Manon acquiesça, toujours penaude. Piccolo aurait
bien voulu la consoler mais il se retint. Le cirque était un long et douloureux
apprentissage et elle apprendrait vite à faire abstraction de ces petits
détails sans importance. Le vieil homme sourit intérieurement en repensant à la
gifle. Il se dit qu’il allait devoir composer avec la sensibilité exacerbée de
sa jeune protégée et que parfois, les choses ne seraient sans doute pas
simples. Mais pour le reste, il la trouvait douée et travailleuse, avec
toujours cette lumière dans les yeux lorsqu’elle l’écoutait parler qui
témoignait de son intérêt et de son envie toujours croissante de progresser.
Manon sortit et Piccolo referma la porte du hangar
derrière elle. Dès qu’elle fut dehors, elle pressa le pas en direction de sa
maison tandis que Piccolo rejoignit le bar.
Elle arriva chez elle l’air maussade, ce qui
n’échappa pas à Eddy et à Blanche. Ils se regardèrent un instant mais étaient
tous deux bien décidés à ne pas poser de questions. Même Martin qui ne ratait
jamais une occasion de provoquer sa sœur et de prendre une raclée par la même
occasion replongea son nez dans ses livres d’histoire lorsque le regard noir de
sa sœur croisa le sien. Elle sortit ses propres ouvrages et son cahier de
textes qu’elle tendit à sa mère pour qu’elle vérifie ses devoirs du soir. Tout
ça sans dire un mot bien évidemment.
Blanche sourit. Manon se montrait digne de leur
confiance. Les devoirs étaient soignés et cela s’en ressentait sur ses notes à
l’école. Bien sûr ce n’était que le début mais tout cela était très
encourageant.
-C’est parfait, ma puce. Dis moi, tu crois que je
vais réussir à avoir un sourire avant la fin de cette journée ?
Manon esquissa un sourire maladroit mais le cœur n’y
était pas. Elle soupira, comme pour s’en excuser puis détourna son regard de
celui de sa mère. Eddy jugea sans doute qu’il valait mieux ne pas insister et
invita tout le monde à se mettre à table, histoire de passer à autre chose.
Au fil du repas, Manon se détendit quelque peu.
L’après-midi chargé lui avait malgré tout donné faim et elle mangea avec
appétit. Le repas terminé, elle demanda à son père la permission de sortir
regarder les étoiles plutôt que de jouer dans sa chambre avec son frère.
Une fois dehors, elle escalada la petite butte
devant la maison et s’allongea dans l’herbe fraîche. Le ciel était
effectivement très clair ce soir et elle se dit que Piccolo était peut-être en
train d’observer, comme elle, les milliers d’étoiles qui semblaient envelopper
la maisonnée.
Elle sourit en y pensant. Intérieurement, elle
souhaita une bonne nuit à son ami Piccolo puis, avant qu’elle ait pu s’en
rendre compte sombra dans un sommeil aussi lourd que réparateur, le visage
baigné par une brise discrète..
Chapitre 6
Piccolo eut beaucoup de plaisir à voir passer Manon
le lendemain matin. Toute souriante, elle lui envoya un baiser de la main avant
de se diriger, le pas léger, vers l’école. Il savait qu’il ne la verrait plus
aujourd’hui, mais son sourire suffirait à illuminer sa journée.
Le téléphone sonna. C’était Paulo, un ami du village
voisin.
-Ho, Piccolo ! Ca y est, j’ai tes bestioles… alors
si tu pouvais te dépêcher de venir m’en débarrasser, ce serait sympa.
-Ecoute Paulo, tu sais bien que ma vieille guimbarde
n’est plus de première jeunesse et que tu as le temps de venir dix fois avant
que je ne parvienne à la faire démarrer. Alors, amène tes fesses ici à l’heure
de l’apéro et on partagera ma bonne omelette aux cèpes, d’accord ?
-Ben, si tu me prends par les sentiments, je veux
bien me laisser tenter… Heureusement que tes bêtes sont dans des cages parce
que moi, je n’y touche pas ! Pouah ! Bon, à tout’ Piccolo !
-C’est ça… et n’oublie pas de tenir ta langue !
Personne n’a besoin de savoir pour qui et pourquoi tu fais cette livraison.
Gare ton fourgon derrière la maison, devant le hangar ! Allez,
salut !
Piccolo raccrocha. Il se sentait tout excité.
Piccolo le clown allait revenir et éblouir les enfants comme il savait si bien
le faire. Et Manon l’y aiderait. Et comme rien n’est trop beau pour les
enfants, il proposerait un spectacle varié et haut en couleurs :
clowneries, jonglage, équilibrisme, dressage…
Le vieil homme sentit les larmes lui monter aux
yeux. Il allait enfin pouvoir cesser de raconter ses belles histoires. Les gens
pourraient voir de leurs propres yeux toute la beauté du cirque. Il était bien
décidé à enseigner à Manon tout ce qu’il savait. C’était un tel plaisir de lui
expliquer les choses. Elle était tellement… émerveillée, à l’écoute. Piccolo ne
doutait pas un instant du talent de sa petite protégée.
Mais le chemin était encore long et en attendant les
factures s’accumulaient. Le bar ne lui rapportait guère, même si l’été venant
lui permettrait sans doute de remplir un peu les caisses.
Lui et Manon avaient planifié leur première
représentation pour l’été de l’année suivante. Soit une quinzaine de mois pour
être parfaitement rodé. Ca semblait beaucoup mais c’était peu. Vraiment peu. Et
Manon ne pourrait l’assister qu’en soirée. Il faudrait donc mettre les bouchées
doubles pendant les vacances.
En attendant, il avait une matinée à perdre qu’il
mit à profit en rafistolant puis en peignant d’un rouge vif de vieilles
chaises. Elles seraient parfaites pour les numéros d’équilibriste de Manon vu
que lui ne pouvait plus trop se permettre ce genre de fantaisies. Il les amena
ensuite dans l’immense hangar. Hormis les chaises et le chapiteau, il y avait
les costumes de clown et les accessoires, des barres de gymnastique flambant
neuves, des balles et des ballons en veux-tu en voilà, un trapèze et un filet
roulé en boule sur le sol. Et tout au fond du hangar, deux vieux gradins dont la
stabilité laissait probablement à désirer. Mais les choses prenaient tournure.
Lentement mais sûrement.
Un bruit de klaxon terriblement disgracieux le fit
sursauter. Avec tout ça, la matinée s’était écoulée sans que Piccolo ne voit le
temps passer. Il sortit du hangar et aperçut Paulo, toutes dents dehors, venir
vers lui les bras grands ouverts.
-Alors, mon vieux Piccolo, t’as pas encore sorti les
bouteilles ?
Paulo éclata d’un rire franc et sonore avant même
que Piccolo n’ait pu répondre.
-Laisse ça pour l’instant, va ! Aide moi plutôt
à débarrasser mon camion de tes bestioles.
Piccolo sourit et se dirigea vers l’arrière de la
fourgonnette.
A l’intérieur, il y avait deux petites cages et deux
caisses, l’une de taille moyenne, l’autre carrément énorme. Piccolo prit les
cages sur ses épaules tandis que Paulo s’empara de la caisse moyenne. Ils les
déposèrent délicatement dans la grange. La grosse caisse paraissait plus problématique d’autant que l’animal qui
s’y trouvait semblait passablement nerveux. Elle oscillait même parfois
dangereusement et de curieux sons étouffés s’en échappaient.
Piccolo et Paulo saisirent chacun l’un et l’autre
côté de la caisse et eurent toutes les peines du monde à maintenir leur prise
jusqu’au hangar. Lorsqu’ils y arrivèrent enfin, Paulo sortit un mouchoir en
tissu qui n’était plus apparemment de première jeunesse et s’en servit pour
éponger son front chargé de grosses gouttes de sueur.
-Bon ! On le boit cet apéro ? souffla
Paulo.
-Attends ! On ne peut pas laisser ces bêtes
là-dedans. Viens m’aider !
Paulo recula.
-Ah non ! Moi, je t’ai dégotté ta ménagerie et
j’ai fait la livraison. Mais tu ne me feras toucher à aucune de tes bestioles,
tu entends ?
Piccolo soupira.
-Sois chic, enfin ! Tu vois bien que je ne peux
pas y arriver tout seul !
-N’insiste pas, c’est non je te dis ! Cochon
qui s’en dédit ! Non, non et non !
-Juste la grosse caisse ! C’est tout simple et
sans danger. J’ouvre la partie du haut, je mets un lasso au cou de l’animal,
j’accroche l’autre extrémité de la corde au piquet que tu vois là-bas et
ensuite, tu n’as plus qu’à casser les autres parois de la caisse. Ca ne me
paraît pas sorcier, non ?
Paulo était sceptique. Mais il avait soif. Et faim
rien qu’à la pensée de la délicieuse omelette aux cèpes de son ami Piccolo dans
son assiette. Alors, il s’avança en bougonnant.
-Allez, qu’on en finisse et qu’on aille boire et
manger. C’est quoi comme animal ?
-On appelle ça un lama et ça vient d’Amérique du
Sud. Il paraît que c’est susceptible comme pas deux et que ça a un sale
caractère. Je continue ?
-Euh… non, ça ira. Et puis moins j’en saurai, mieux
je me porterai. Passe moi la hache.
Les choses se passèrent sans problème, le plus
difficile fut finalement de parvenir à mettre la corde autour du cou de
l’animal. Ensuite Paulo explosa la caisse puis recula précipitamment. Le lama
se rua hors de la caisse et fit mine de charger mais la corde le maintenait
fermement. Il martela furieusement le sol et courut tout autour du piquet. Le
manège dura un certain temps puis l’animal finit par se fatiguer. Il
s’immobilisa alors, sans quitter des yeux ses deux bourreaux.
-Voilà une bonne chose de faite, dit Piccolo. Je
vais maintenant te montrer ce qu’il y a dans les deux cages. Il suffit juste de
retirer le linge qu’ils ont posé dessus.
A l’intérieur de chacune d’entre elles, il y avait
une touffe de poil avec une longue queue. Paulo poussa un cri.
-Des rats ! Tu m’as fait transporter des
rats ! Sales bêtes ! Passe moi la hache !
-Ce ne sont pas des rats, répondit calmement Piccolo
en souriant, on appelle ça des furets. Il paraît que ça se dresse très
facilement et qu’on peut leur faire faire toutes sortes de tours. Et ça plait
beaucoup aux enfants ! Je suis sûr que Manon va adorer !
-Bon, je ne veux même plus chercher à comprendre, finissons-en !
J’ai faim et j’ai soif !
Paulo se dirigea vers la dernière caisse, la
moyenne, la hache à la main.
-J’ai survécu à un lama déchaîné, ce n’est pas une
bestiole de plus qui va m’intimider.
Piccolo ouvrit la bouche pour protester mais il
était trop tard. Le bois vola en éclat lorsque la hache s’abattit sur la
caisse.
Le sourire de Paulo se figea instantanément. Il eut
juste le temps de voir les sabots du bouquetin racler le sol avant que ses
puissantes cornes ne l’expédient dans les airs dans un nuage de poussière.
Chapitre 7
-Alors ? Ose dire qu’elle n’est pas bonne mon
omelette aux cèpes !
Paulo grommela quelque chose comme « saleté de
bestiole » et se resservit du vin.
-Tu vas pas faire la tête jusqu’en calendes
grecques, si ?
-Je fais la tête si je veux ! C’est tout juste
si j’arrive encore à m’asseoir !
Piccolo ne put s’empêcher de rire. Paulo, l’œil
noir, vida son verre aussi vite qu’il l’avait rempli.
-Bon, je reconnais que ce n’est pas drôle et sans
doute un peu douloureux mais…
-Un peu douloureux ? Un peu douloureux ?
Non mais, écoutez le ! Ca fait très mal, oui ! Ce satané bouc a du
revenir à la charge une dizaine de fois !
Le vieux clown sourit intérieurement. Le bouquetin
avait chargé deux fois seulement, le temps pour Piccolo d’attraper une fourche
et de faire reculer l’animal.
-Pense à Manon et au plaisir que tu vas lui
faire ! Quand elle rentrera de l’école demain, elle va sauter de joie en
découvrant ses nouveaux amis !
-Tu t’occupes trop de cette gamine Piccolo, dit Paulo
en finissant son assiette. Tu veux faire d’elle une artiste de cirque
accomplie. Mais elle ? En a t-elle vraiment envie ou est-ce juste parce
que ça lui permet ainsi de rester avec toi ?
Paulo reprit un verre de vin qu’il vida aussitôt et
se leva.
-Le cirque, c’est de l’histoire ancienne Piccolo. Tu
as passé l’âge. Et c’est un métier qui n’a plus d’avenir. Ecoute moi : tu
ne lui rends pas service, à la petite ! Et en plus, tu es en train de
t’endetter avec tes animaux de foire. Je te donne juste un conseil :
laisse tomber ! Manon est jeune, innocente et un rien l’émerveille. Et je
sais que tu l’aimes beaucoup et que ta démarche part d’un bon sentiment. Mais
crois-moi : tu vas droit dans le mur, et elle avec.
Paulo prit sa veste et se dirigea vers la porte de
derrière.
-Bon, faut vraiment que j’y aille. Jeanne va
s’inquiéter. Mais pense à ce que je t’ai dit. Le cirque de maintenant
n’apportera rien de bon, que ce soit pour toi ou Manon. Tu es clown dans l’âme
Piccolo… mais le temps où tu étais artiste de cirque est révolu… Tu devrais
tourner la page. Et puis Manon t’aime énormément, elle comprendra et ne t’en
aimera pas moins si tu trouves les mots pour lui expliquer. Ne la laisse pas
croire que clown est un métier d’avenir. Tu sais que ce n’est plus vrai. Allez,
à plus !
Paulo sauta dans sa camionnette et démarra en trombe
laissant derrière lui un Piccolo hébété.
Les mots de Paulo le hantèrent toute la fin de la
journée et une bonne partie de la nuit. Il comprenait ce que son ami voulait
dire et pourtant il ne voulait pas se résoudre à tout laisser tomber. Et puis,
lui et Manon ne faisaient rien de mal et la petite avait une telle soif
d’apprendre… Elle était si douée. Et ce spectacle qu’ils avaient projeté de
monter ensemble ? Allait-il y renoncer à cause de l’avis de quelqu’un qui
n’y connaissait rien ? Non. Piccolo était ébranlé mais était bien décidé à
aller jusqu’au bout de son rêve. Manon avait tout le temps de voir ce qu’elle
voudrait faire plus tard. En attendant, ils allaient cravacher et travailler dur
pour proposer un spectacle de haute tenue.
Piccolo s’endormit enfin avec ses certitudes. Mais
lorsqu’il se réveilla, il eut l’impression que nombre d’entre elles avaient
disparu.
Manon lui fit un signe de la main en se rendant à
l’école. Piccolo le lui rendit mais le cœur n’y était pas. La fillette dut
s’apercevoir que quelque chose n’allait pas car elle marqua un temps d’arrêt et
sembla scruter son visage de ses yeux perçants. Elle entendit alors sonner la
cloche et se dit qu’une fois encore, elle allait être en retard à l’école. Elle
soupira, sourit à Piccolo d’un air désolé puis hâta le pas dans la direction
opposée.
Chapitre 8
La journée n’avait pas dissipé les doutes de
Piccolo, bien au contraire. Il était resté une bonne partie de l’après-midi,
seul, à grommeler derrière son comptoir. Les mots de son ami Paulo allaient et
venaient sans arrêt dans sa pauvre tête. Manon allait arriver mais, pour la
première fois, il n’était pas enthousiaste à l’idée de la retrouver. Pour peu
qu’elle ait des devoirs de français et ce serait le bouquet, pensa t-il en
esquissant un pâle sourire.
Il avait mis sa matinée à profit pour aménager des
enclos dans son jardin, à l’arrière du bar, pour le bouquetin et le lama. Quant
aux furets, Piccolo avait pour le moment déposé les cages derrière le comptoir.
Il ne pouvait s’empêcher de penser que ça ferait
bien ses affaires si Manon pouvait avoir un cours de soutien ce soir. Il jeta
un œil sur le calendrier et soupira. Il devait absolument réussir à faire
abstraction des propos tenus la veille par Paulo. C’est vrai, ça : de quoi
se mêlait-il ? Qui lui avait demandé son avis d’abord ? Piccolo
fronça les sourcil et essuya un verre avec tant de vigueur qu’il se brisa. La
main de Piccolo se mit à saigner, malgré le torchon. Il pesta entre ses dents
et c’est précisément le moment que choisit Manon pour faire son entrée.
Piccolo disparut précipitamment dans la cuisine, le
torchon enveloppant sa main ensanglantée.
-J’arrive, Princesse ! Pose tes affaires, le
goûter arrive !
Il se lava abondamment la main au robinet, mit un
peu d’eau oxygénée sur la plaie puis enroula de la gaze autour de sa paume
droite. Il sortit de la pièce tout sourire, pensant pouvoir donner le change,
mais comme de bien entendu, c’est sa main bandée qui attira tout de suite le
regard de la fillette.
-Ce n’est rien du tout, anticipa Piccolo tandis que
Manon fronçait les sourcils. Une petite maladresse, rien de plus. Allez,
assied-toi. Tu dois avoir des devoirs et ensuite, si tu es sage, j’aurai
quelque chose à te montrer.
La part de tarte aux myrtilles parut fade à Manon.
Elle n’avait pas oublié le regard un peu vide de son ami ce matin, lorsqu’elle
l’avait salué en se rendant à l’école. Et maintenant, ce bandage. Et puis, il y
avait autre chose, qu’elle n’aurait pas su définir. Une distance, peut-être…
Piccolo était plus silencieux que d’ordinaire. Souriant mais silencieux.
Elle but son verre de sirop de cassis qui lui sembla
aussi manquer de saveur puis elle sortit ses affaires de classe. Elle ne
souhaitait pas poser de question. Après tout, peut-être se faisait-elle
simplement des idées. Son vieil ami pouvait tout aussi bien être simplement
fatigué.
Piccolo scruta le visage de la jeune fille. Elle
essayait de ne rien laisser paraître mais il voyait bien qu’elle était
contrariée. D’ailleurs, elle n’avait pas témoigné d’intérêt particulier
lorsqu’il avait dit avoir quelque chose à lui montrer. En temps normal, elle
aurait été intenable.
Alors il prit sa main dans la sienne et lui sourit.
Manon redressa la tête et offrit un sourire radieux à son ami Piccolo.
L’instant n’avait rien de particulier, un sourire parmi tant d’autres échangés
et pourtant Manon sentit les larmes lui monter aux yeux sans qu’elle puisse
contrôler quoi que ce soit. Elle se leva et éclata en sanglot sur l’épaule du
vieil homme. Il restèrent comme cela un petit moment, sans rien dire. Piccolo
pensa que, décidément, cette gamine n’était pas comme les autres. Il se demanda
même s’il ne serait pas plus simple de lui parler de son entretien de la veille
avec Paulo, en toute honnêteté. Après tout, Manon et lui étaient de vrais amis
et cette relation était pour beaucoup basée sur une confiance mutuelle.
Mais une partie de lui se disait que finalement,
tout ça n’était pas bien important. Et puis, c’était tout de même une
discussion d’adulte et Manon restait une enfant. Mature et apte à comprendre
plein de choses, mais une enfant quand même.
Lorsque Manon, les yeux rougis mais toujours
souriante, retourna s’asseoir, Piccolo se sentit le cœur infiniment plus léger.
Ils allaient continuer, travailler de plus belle. Peu importe le temps que ça
durerait. Peu importe aussi qu’elle en fasse ou non son métier. Seul le moment
présent comptait. Faire simplement un bout de chemin à deux.
Manon aussi se sentait mieux. D’ailleurs, elle
demanda une autre part de tarte, et cette fois, jamais les myrtilles ne lui
avaient semblé aussi bonnes. Même les devoirs de français
dictée et conjugaison, lui semblèrent agréables. Et
lorsqu’elle eut fini, elle lança à Piccolo un regard plein de malice.
-Alors c’est quoi la surprise que tu voulais me
montrer ?
Chapitre 9
Tu vas me rapporter ces deux bestioles
immédiatement !
Manon fronça les sourcils, serrant un peu plus les
deux furets contre elle. Eddy avait articulé chacun de ses mots,
particulièrement le dernier, ce qui, en principe, ne laissait aucune place au
dialogue. Voyant le visage virant au rouge de son père, Manon jeta un regard
vers sa mère mais Blanche évita de croiser le sien, mi-amusée, mi-embarrassée.
Martin semblait intéressé par les deux furets, mais n’était pas fâché non plus
de voir sa sœur dans cette situation, comme en témoignait le rictus mauvais
qu’il affichait bêtement.
Il y en avait un par contre qui ne perdait pas une
miette du spectacle, c’était le chat Neptune qui agitait nerveusement la queue,
visiblement prêt à bondir à la moindre occasion et à ne faire qu’une bouchée
des deux furets.
-N’y pense même pas, toi, siffla Manon en lui jetant
un regard noir. Le chat émit une sorte de miaulement plaintif mais ne bougea
pas, ses prunelles toujours fixées sur ses proies potentielles.
-Mais papa, supplia Manon, c’est pour le cirque…
C’est un cadeau de Piccolo… Tu sais qu’il a un bouquetin et un lama depuis
hier ?
La fillette tentait maladroitement de mettre son
père dans sa poche. Autant dire que la partie était loin d’être gagnée.
-Piccolo par ci, Piccolo par là, ça commence à
suffire jeune fille ! Nous avons consenti à certains efforts à la
condition que tes notes remontent, et je dois bien reconnaître que ça se passe
plutôt bien jusqu’à présent. Mais faudrait voir à ne pas pousser !
Eddy avait levé la voix en prononçant la dernière
phrase. La discussion pouvait sembler close mais Manon était bien décidée à
tenter crânement sa chance. Elle fixa son père qui ne décolérait pas puis se
tourna subitement vers Blanche.
-Maman, je demande à ce qu’il y ait un vote.
-Quoi ? s’étrangla Eddy. Un vote ? Non
mais dites mois que je rêve ! Il n’y a rien à voter. C’est non, point
final. Non mais, qui commande dans cette maison ? Je ne veux pas de ces
deux animaux qu’il faut nourrir et qui ne manqueront pas de faire des dégâts
dès qu’ils seront hors de leur cage. On a déjà un chat alors ça suffit. Manon,
va ramener tes deux bestioles et tout de suite.
Manon sentait qu’elle était au bord de la rupture et
que les larmes n’étaient pas loin. Mais elle n’était pas du genre,
contrairement à son frère, à pleurnicher pour obtenir ce qu’elle désirait. Elle
ne quitta pas son père du regard, tout en s’adressant à sa mère :
-Maman, on a toujours fait comme ça entre nous. Nous
avons toujours discuté des problèmes ensemble, avec un vote pour que tout le
monde puisse exprimer son point de vue. Quand on crée des règles, on ne peut
pas s’y tenir un jour et y renoncer le lendemain.
Eddy, écarlate, était éberlué par le toupet de sa
fille, tout en ne sachant pas que répondre. Blanche avait pris subitement
quelques couleurs et hésitait sur la marche à suivre. Sa fille n’avait pas
totalement tort.
-Ecoute, chéri… faisons un vote, si elle y tient… Après
tout, c’est une décision importante pour elle.
Eddy eut un rire mauvais.
-Le jour où j’ai instauré ce système, j’aurais mieux
fait de rester couché. Mais puisque vous semblez tous d’accord, eh bien,
passons au vote. Pour ce que ça changera, de toute façon, rajouta t-il à
l’attention de Manon, ce qui eut pour effet de lui faire serrer les deux furets
un peu plus contre sa poitrine.
Un peu trop visiblement. L’un des furets couina et
mordit Manon à la main pour se libérer. La fillette cria, desserrant son
étreinte. Les deux petites bêtes sautèrent alors à terre tandis que Neptune
laissait échapper un feulement en se lançant à leur poursuite.
Heureusement, la porte d’entrée était fermée. Les
furets ne risqueraient donc pas de s’échapper. Pour le reste, c’était une vraie
bérézina ! Les furets grimpèrent sur le buffet, le canapé, la table,
courant de pièce en pièce, se dissimulant sous des meubles avant d’en sortir
tout aussi rapidement, toujours suivis par Neptune, lui même coursé par Manon.
-Saleté de chat, si tu les touches, je te tue, hurla
la fillette qui ne sentait même pas la douleur de sa main meurtrie.
Mais Neptune n’en avait cure. Il continuait sa
poursuite, sautant, courant, feulant, toutes griffes dehors. Il n’était
d’ailleurs pas loin de les attraper lorsqu’il se sentit soulevé de terre par
une main puissante.
-Toi, tu vas me faire le plaisir d’aller voir dehors
si j’y suis !
Le chat tenta de se débattre, faisant de grands
moulinets avec ses pattes et crachant copieusement mais Eddy avait une poigne
solide. Il s’assura que les furets ne soient pas à proximité puis il ouvrit la
fenêtre et balança le chat dehors. Il entendit un « Miaoooowwwwww »
de protestation lorsqu’il la referma.
-Voilà une bonne chose de faite. Manon, habille toi,
maman va t’emmener chez le docteur… Ah bravo, on s’en rappellera du cadeau de
Piccolo ! Allez, file !
Manon était toute penaude et, à présent que la
pression était retombée, sa main la faisait souffrir. Heureusement que ses
vaccinations étaient à jour. Elle regarda sa mère, l’air inquiet, en pensant
aux deux furets planqués quelque part dans la maison.
-Il n’y a rien à faire pour l’instant Manon. Ils
doivent se calmer. Ton père essaiera de les retrouver un peu plus tard et de
les remettre dans leur cage respective. Mets ton manteau, le docteur doit
encore être à son cabinet.
Manon obtempéra et regarda son père. Celui-ci avait
la mine des mauvais jours. La fillette se dit alors que le vote était loin
d’être gagné. Elle se demandait même s’il aurait lieu. Surtout lorsqu’elle vit
une dernière fois le visage fermé de son père, avant de franchir puis de
refermer la porte de la maison.
Chapitre 10
-Martin, viens ici tout de suite ! pesta Manon
-Maman, maman, dis lui d’arrêter, pleurnicha Martin
en se réfugiant dans les bras de sa mère. Elle a recommencé !
-Manon, tu exagères, dit Blanche en tentant de
prendre un air réprobateur forcé. Martin n’est pas un nom pour un animal. Alors
tu vas me faire le plaisir d’en trouver un autre pour ton furet.
-Je trouvais pourtant que ça lui allait bien, rigola
Manon pleine de malice, tout en attrapant le furet et en le remettant dans sa
cage. Il est comme toi pleurnichard… un peu pataud sur les bords et boudeur dès
qu’on lève la voix sur lui.
-Maman,
maman, elle continue ! gémit Martin de plus belle, dont les larmes de
crocodile n’abusaient personne. Pas sa mère, ni sa sœur en tout cas.
La porte d’entrée claqua. Blanche s’agenouilla et
regarda ses deux enfants tour à tour, droit dans les yeux.
-C’est papa qui rentre du travail. Alors je ne veux
pas de dispute. Et hors de question que les furets quittent leur cage tant que
ton père est dans les parages. C’est bien compris Manon ?
Martin commença à ouvrir la bouche mais Blanche posa
un regard sévère sur lui.
-Et toi, je te préviens que je n’aime pas les
rapporteurs, tu m’as bien comprise ? Sinon, je te promets qu’il y aura
bien deux Martin dans cette maison !
L’enfant acquiesça de mauvaise grâce, une moue de
dépit sur le visage. Blanche sortit de la chambre des enfants et referma la
porte.
Manon et Martin s’assirent sur leur lit respectif.
Tous deux regardaient les deux cages posées au milieu de la chambre, sur la
moquette.
-Tu vas pas faire la tête toute la journée,
si ? C’est pas possible de chialer pour un rien comme un bébé !
Martin renifla
-T’es une vilaine sœur, et j’vais le dire à
maman si tu continues !
Manon soupira
-Oh la la ! Tu le connais ton problème ?
T’es trop rigolo, voilà ! J’ai un frère trop rigolo ! Qu’est ce qu’il
est rigolo mon petit frère !
La fillette regarda la mine mi-agacée, mi-ahurie de
son frère et éclata de rire
-Allez frérot, fais risette ! Et aide moi
plutôt à leur trouver un nom… un vrai ! De vrais noms de scène, hein,
parce que bientôt, mes furets seront les vedettes du spectacle de mon ami
Piccolo.
Manon se leva et ferma la porte de leur chambre à
clé. Puis elle ouvrit les deux cages et recula.
-Tu es folle, dit Martin. Ils vont peut-être se
bouffer entre eux.
-Ne dis pas d’âneries… Ils étaient déjà ensemble
lorsque papa les a retrouvé hier soir sous le vaisselier, après que Neptune les
ait chassés dans toute la maison. D’accord, ils n’en menaient pas large mais je
pense qu’ils peuvent bien s’entendre. Il le faudra de toute façon pour les
numéros qu’ils feront ensemble.
-Ils sont peut-être de la même famille, tu ne crois
pas ?
Manon regarda son frère, un peu surprise comme à
chaque fois qu’il tenait des propos intelligents.
-Oui, pourquoi pas ? Il faudra que je demande à
Piccolo s’il sait quelque chose là-dessus.
Le furet « Martin », d’un brun sombre,
observait ce qui se passait autour de lui, visiblement conscient que la cage
était ouverte mais pas forcément désireux de mettre le nez dehors. Peut-être
avait-il encore en mémoire sa course d’hier… En revanche, le second furet, brun
clair avec une belle tâche blanche, semblait moins farouche. Il sortit de sa
cage, aperçut le second furet, le regarda quelques instants puis observa les
deux enfants. Il se dirigea vers la main que lui tendait Manon, hésita quelques
instants, puis s’y blottit à l’intérieur. La fillette avait le regard brillant,
toute émue de voir son nouvel ami. Elle porta la main à hauteur de son épaule
et le furet y sauta gaiement. Il resta là, reniflant sa nouvelle maîtresse.
-Il faut que je lui trouve un nom maintenant… J’ai pas
d’idée, soupira Manon en regardant son frère.
Mais Martin ne la regardait pas. Il fixait la
seconde cage avec l’animal toujours à l’intérieur. Il s’approcha doucement,
entra l’avant-bras dans la cage et présenta la paume de sa main au furet.
Celui-ci hésita, regardant tour à tour le garçonnet et Manon puis grimpa
finalement au creux de sa main. Martin eut alors un grand sourire sur le visage
et regarda sa sœur, tout content.
Il a retrouvé son air ahuri, pensa Manon, mais elle
était contente pour lui. Sincèrement contente.
-Je te propose une chose Martin. Nous allons leur
apprendre des tours ensemble, tu veux ? Et comme ils semblent nous avoir
adoptés, nous allons chacun trouver le prénom que l’on veut pour notre furet,
d’accord ?
Le visage de Martin était lumineux. Il adorait sa
sœur dans ces rares instants de franche complicité. Il s’assit à côté d’elle et
bientôt les deux furets sautèrent allègrement d’une épaule à l’autre,
provoquant les éclats de rire des deux enfants.
Eddy faisait grise mine. Il s’était affalé sur la
première chaise venue. Ses traits étaient tirés. Blanche pensa tout d’abord que
la journée avait du être sacrément éprouvante. Mais elle se rendit vite compte
qu’il y avait autre chose.
-Eddy ? Qu’y a t-il ? Tu m’en veux encore
d’avoir voté contre toi au souper d’hier et d’avoir ainsi permis à Manon de
garder les deux furets ? Tu sais bien qu’elle s’est engagée à les laisser
dans sa chambre et…
-Non ma chérie, soupira Eddy, le regard semblant
fixer le vide. Manon et ses animaux de cirque n’y sont pour rien. C’est… c’est
le boulot…
Blanche tressaillit. Elle savait que les temps
étaient durs depuis plusieurs mois déjà, et que certains de ses collègues
avaient été licenciés. Eddy dut sentir que sa femme paniquait et prit ses deux
mains entre les siennes.
-Non, ne t’inquiète pas. Je n’ai pas été viré. J’ai
la chance d’être chef d’équipe et ils n’ont aucune envie de me voir quitter la
boite. Seulement…
-Seulement quoi, Eddy ? insista Blanche en
plongeant son regard dans celui de son mari. Dis-le moi !
Eddy prit une profonde inspiration. Il semblait
vraiment au bout du rouleau et les larmes n’étaient pas loin.
-Il va nous falloir déménager. J’ai été muté.
Chapitre 11
-Vous voulez que ce soit moi qui le lui
annonce ? demanda Piccolo, tout en resservant Eddy de vin de noix.
Aujourd’hui, elle a son cours de soutien mais je la vois demain soir.
Le vieil homme et Eddy avaient l’air de deux chiens
battus, tout deux assis à une table à l’intérieur du bar.
-Non, c’est gentil mais c’est à sa mère et à moi de
lui annoncer la nouvelle. Manon va sûrement très mal réagir quand elle saura
que nous partons à la fin du mois. Elle avait tellement mis de temps pour
s’adapter ici. Et puis elle vous avait rencontré, elle avait retrouvé l’envie,
le goût des choses. Et était même en passe de combler ses lacunes scolaires.
J’ai peur que le choc soit trop rude pour elle. Elle s’est fait son petit
monde, sa petite vie autour de vous, de ses amis, du spectacle que vous deviez
monter ensemble. Et tout va s’écrouler en quelques instants.
Eddy vida son verre d’une traite. Piccolo le
resservit toujours silencieux.
-Le pire dans tout ça, c’est qu’il va nous falloir
déménager, tenter de se réadapter ailleurs, dans une grande ville en plus, en
Lorraine où il paraît que c’est mort… Manon et Martin vont devoir changer
d’école, se faire de nouveaux copains. Et tout ça pour quoi ? Faut pas se
voiler la face. Ca commence par des mutations imposées et on sait comment ça
finit. Les sites ferment un à un et on se retrouve viré comme un malpropre.
Finalement, c’est ça le pire : partir sans savoir de quoi demain sera
fait.
Eddy descendit son verre aussi rapidement que le
précédent puis se leva.
-Il vaut mieux que je m’en aille. Boire n’a jamais
résolu les problèmes. Merci encore Piccolo. Pour tout. Vous êtes ce qui est
arrivé de mieux à ma petite Manon.
Il tapota sur l’épaule du vieil homme et sortit
précipitamment. Piccolo resta seul, assis à la table, enchaînant sans s’en
apercevoir les verres les uns après les autres, noyé sous des larmes qu’il ne
pouvait plus contenir.
Manon était écarlate et avait les poings serrés.
Elle s’était levée d’un bond tandis que son père et sa mère tentaient de la
raisonner. Martin ne comprenait pas tout mais était inquiet de la fureur de sa
sœur. Neptune avait précipitamment quitté la pièce.
-Il n’est pas question que l’on parte d’ici !
Jamais, hurla t-elle. Jamais, jamais !
A peine Eddy eut-il giflé sa fille qu’il le
regretta. Une gifle âpre, sèche. Manon mit la main à sa joue, surprise, mais ne
tarda pas à reprendre ses esprits.
-Je ne partirai pas, vous entendez ! Je vais
rester ici, avec mon ami Piccolo et…
La voix de Manon s’étrangla subitement et elle ne
put finir sa phrase. Le simple fait d’avoir pensé à son ami le vieux clown fut
au dessus de ses forces. Elle s’écroula en larmes dans les bras de sa mère.
-Ecoute ma puce, dit Blanche en prenant les joues de
sa fille entre ses deux mains. On comprend tout ça et nous aussi nous
souhaiterions rester. Mais ce n’est pas possible. Papa n’a plus de travail ici.
Je ne dis pas que c’est juste mais que c’est comme ça. Il n’y a pas le choix.
Nous devons partir, quoi qu’il puisse nous en coûter pour chacun d’entre nous.
-Et Piccolo ?, renifla la fillette, je ne peux
pas quitter Piccolo… Je suis sa princesse, tu sais, je suis sa princesse !
Blanche avait mal de voir sa fille ébranlée à ce
point, pleurant le visage enfoui contre sa poitrine.
-Piccolo est ton ami et ça, ça ne changera jamais.
Vous pourrez vous écrire ou même vous téléphoner parfois. Mais tu es une grande
personne et je ne veux pas te mentir. Nous nous en allons très loin et je ne
pense pas que tu le reverras. D’autant que Piccolo est un vieux monsieur à
présent et qu’il ne sera pas possible pour lui de venir nous voir.
Manon renifla de plus belle. Mais sa colère était tombée
et elle se sentait lasse. Une immense tristesse l’avait envahie. Elle n’avait
jamais envisagé devoir se séparer un jour de son vieil ami Piccolo le clown.
Elle se mit à penser aux projets qu’ils avaient ensemble, aux sacrifices qu’il
avait faits pour acheter les animaux du futur cirque qui ne verrait jamais le
jour. Elle le revoyait surtout en train de lui raconter ses belles histoires,
souvent à la lueur des étoiles.
-Ecoute moi Manon, il te reste une dizaine de jours.
C’est peu mais c’est beaucoup en même temps. Profite de ton ami Piccolo. Essaie
de ne pas penser au départ mais seulement au temps que tu vas passer avec lui.
Ce n’est pas facile mais essaie. Sinon, c’est là que tu auras des regrets. Et
demain vendredi, ce sera votre dernier jour d’école. J’ai demandé à la
maîtresse la permission de vous avoir avec moi la semaine prochaine pour
m’aider à préparer les cartons. --Mais ne t’inquiète pas, tu auras beaucoup de
temps pour aller voir ton ami Piccolo. Martin m’aidera, ce sera un peu le chef
de la famille, rajouta Blanche en levant la voix et en faisant un clin d’œil à
sa fille.
Martin hocha la tête, son grand sourire un peu niais
sur la figure, et bomba le torse de fierté, ce qui fit sourire Manon qui se
sentait un petit peu mieux.
-Excuse moi papa, je regrette d’avoir crié.
-C’est rien ma grande, répondit Eddy qui se sentait
au moins aussi gêné que sa fille. C’est oublié.
-Bon, les enfants, c’est bien beau de faire son
dernier jour d’école demain mais… si vous m’aidiez à préparer un gros gâteau à
emporter pour le goûter avec vos camarades, qu’est ce que vous en dites ?
En poussant de grands cris enthousiastes, Manon et
Martin se ruèrent vers les placards et très vite la cuisine s’emplit de traces
de farine, d’odeurs de chocolat et d’éclats de rires.
Chapitre 12
La journée d’adieu à l’école fut une belle réussite.
Le gâteau, finalement acheté par maman, était délicieux. Il faut dire que celui
préparé en cuisine avait une allure si bizarre que toute la famille s’était
sacrifiée pour le petit déjeuner. Manon et Martin avaient vraiment passé une
belle journée. Manon était arrivée maussade à l’école puis s’était rappelée de
la conversation de la veille avec sa mère. Il ne lui restait plus qu’une
journée à partager avec ses camarades et elle devait en profiter, même si
Piccolo n’était jamais bien loin dans ses pensées et qu’il lui tardait de le
retrouver. Alors elle avait retrouvé le sourire, blaguant, rigolant… et
pleurant même lorsque la maîtresse leur remit, à elle et à son frère, un cadeau
de la part de toute la classe, ainsi qu’une grande carte musicale signée par
tous. Dans le paquet, il y avait un superbe ouvrage animalier pour Martin et un
non moins beau livre sur le cirque, avec plein de grandes illustrations en
couleurs, pour Manon.
Un livre qu’elle serrait encore contre sa poitrine
une fois l’école terminée tout en traversant le village au pas de course pour
rejoindre Piccolo. Celui-ci l’attendait sur le seuil du bar et lui souriait. Un
sourire franc et généreux comme il savait si bien les faire. Manon enserra son
vieil ami, l’embrassa puis tous deux entrèrent dans la salle principale. Elle
mangea sa traditionnelle part de tarte aux myrtilles, but ses deux verres de
sirop puis resta avec Piccolo jusqu’à ce que la nuit tombe, ce qui arrivait encore
assez tardivement en cette saison. Elle voulait profiter de lui, d’anciennes
histoires qu’elle connaissait par cœur, de celles qui lui mettaient des étoiles
dans les yeux, de quelques nouvelles aussi,. Pas un instant elle n’évoqua son
prochain départ. Elle savait que son ami était au courant. Perdre du temps à en
parler aurait été superflu. Elle voulait simplement être avec Piccolo, rire et
rêver avec lui.
Et c’est ainsi que les quelques jours restants se
passèrent. Blanche avait prêté à sa fille son appareil photo numérique et Manon
prit des dizaines de clichés cette semaine là. Piccolo s’y plia de bonne grâce,
revêtant même son ancien costume pour se laisser aller à quelques pitreries qui
firent rire Manon aux larmes. Et puis il y eut aussi ces silences, ces
non-dits, ces regards dont on peut lire comme dans un livre ouvert. Et qui
disent tout.
Et pour ne pas penser à une fin que tous deux
savaient inéluctable, Piccolo et Manon commencèrent même le dressage des deux
furets, comme si de rien n’était. Martin avait trouvé le nom du sien le soir
même où il l’avait attrapé dans sa cage : Brisby, comme le nom du héros du
dernier dessin-animé qu’il ait vu en DVD. Sa sœur s’était moquée, ne trouvant
pas ça très original et Martin avait fait la moue. Mais en tout cas, le furet
de Manon s’appelait toujours « mon furet » et il fallait bien que ça
change. C’est au cours d’une séance de dressage avec Piccolo alors qu’elle
était prise d’un fou rire qu’elle trouva le nom. Chaque fois qu’elle essayait
d’apprendre un tour à son petit animal, celui-ci la regardait fixement et ne
bougeait plus. Et à chaque fois, hilare, Piccolo disait : « Y’a comme
un bug ! ». Du coup, elle l’appela Bug, ce qui fit rire le vieux
clown encore plus fort.
Bref, leurs journées se résumaient à ça :
tenter de dresser Bug et Brisby, rire, parler, caresser le lama, nourrir le
bouquetin, partager des parts de tarte, se déguiser, se maquiller, se raconter
des histoires. Des journées bien remplies au final mais qui passaient trop
vite. Et si Manon voulait montrer de l’enthousiasme en toutes circonstances en
présence de son ami, les nuits de solitude étaient plus difficiles. Car les
journées s’égrenaient, impitoyables, et la fillette ne pouvait s’empêcher de
compter les jours. Et les cartons envahissant sa chambre comme toutes les
autres pièces de la maison d’ailleurs ne cessaient de lui rappeler qu’elle et
Piccolo devraient bientôt se séparer. Alors elle sanglotait doucement, le
visage contre son oreiller.
Et puis le jour J arriva et il fallut bien se
résoudre aux adieux. C’était un dimanche maussade et frais, aux premières
lueurs du jour. La veille, les déménageurs avaient embarqué l’essentiel de ce
qui pouvait l’être avec Eddy qui était redescendu tard dans la nuit. Il n’était
donc pas très frais ce matin mais la route était longue et il ne voulait pas se
presser. Blanche le relaierait au volant le cas échéant.
La voiture s’arrêta à hauteur du bar de Piccolo qui
était déjà ouvert. A l’arrière du véhicule, on entendait Neptune gronder dans
sa cage, placée juste à côté de celle de Bug et Brisby
-Va dire au revoir à ton ami, ma grande, et prends
ton temps surtout ! dit Blanche à Manon dont les yeux rougis témoignaient
d’une nuit et d’un sommeil passablement agités.
Elle entrouvrit la porte, faisant tinter la petite
clochette. En principe, c’était le genre de détail auquel Manon ne prêtait plus
attention mais là elle avait l’impression de tout capter comme une
éponge : les bruits, les odeurs, les objets devant lesquels on passe sans
les voir… et donc la petite clochette qu’elle avait fait tinter tant de fois.
Piccolo était là, derrière le bar, son torchon sur
l’épaule. Il lui sourit mais son visage était plus marqué que d’habitude. Tous
deux avaient redouté cet instant depuis tant de jours tout en sachant qu’on y
viendrait tôt ou tard. Manon contourna le comptoir en courant et se blottit
contre le ventre de son ami Piccolo. Elle versa des larmes silencieuses, mêlées
de tristesse mais aussi de joie. Celle d’avoir connu Piccolo, d’avoir été
« sa princesse », d’avoir partagé tant de bons moments qu’elle
n’oublierait jamais. Elle offrit alors à Piccolo son visage baigné de larmes
mais souriant, et s’aperçut que le vieil homme en faisait autant. Il la
regardait avec cette infinie gentillesse dans le regard, mais ne pouvait plus
dissimuler sa peine.
-Ma petite princesse, balbutia t-il, la voix brisée
par l’émotion, dis-toi que je serai toujours là pour toi. Même de loin, tu
entends. Ton vieux Piccolo t’aimera quoi qu’il arrive. Alors sois forte et ne
garde que les bons moments, ce sont les seuls qui valent la peine d’être vécus.
Manon fixait le vieil homme. Elle était certes
triste, mais heureuse. Elle pleurait tout en souriant. L’éclairage donnait à
son visage un aspect lumineux, comme lorsqu’elle écoutait les histoires de
Piccolo et que son visage se tapissait des lumières des étoiles.
-Je t’aime, mon Piccolo, et ça non plus, ça ne
changera jamais. Jamais ! dit-elle en le serrant un peu plus fort.
Ils restèrent comme ça un moment puis Manon déposa
un baiser sur la joue du vieil homme avant de sortir en courant, la clochette
virevoltant une dernière fois. Piccolo resta là, entendit le bruit d’une
portière que l’on claque puis celui d’un moteur qui démarre. Il écarta un
rideau de la main, entrouvrit un volet et vit la voiture d’Eddy filer puis
disparaître au loin. Il referma la porte à clef puis éteignit la lumière. Il
s’assit à la table la plus proche, son torchon toujours sur l’épaule et resta
là, dans l’obscurité. Il pensa longtemps, très longtemps à Manon avant de s’endormir.
Et parce qu’il avait été si heureux en compagnie de la fillette, il souriait
encore le lendemain lorsque, inquiet de voir les volets désespérément fermés à
la mi-journée, Paulo découvrit son corps inanimé. Le vieil homme était parti de
sa belle mort, sans souffrance et le sourire aux lèvres. Ses dernières pensées
avaient été pour Manon, sa princesse. Il n’avait certes pas réalisé tous ses
rêves de vieux clown mais il était parti heureux.
Et à plusieurs centaines de kilomètres de là, Manon
rêvait à son ami Piccolo, le vieux clown aux belles histoires.
De celles qui mettent des étoiles dans les yeux.
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